Pages de Gauche a invité Tamara Knezevic (TK), Héloïse Crisinel (HC), et Cora Antonioli (CA, par ailleurs membre du comité) à une discussion collective autour de leurs parcours de militantes féministes et, plus largement, des mouvements féministes aujourd’hui.
Pouvez-vous décrire vos parcours militants ?
Tamara Knezevic (TK) : Je suis militante de Solidarités et membre des collectifs vaudois et romand de la Grève féministe. J’ai grandi dans une famille peu politisée, et ma politisation a surtout débuté à mon arrivée de Croatie en Suisse, en particulier à l’université avec les cours de sociologie et de sciences poli- tiques, ainsi que les conférences qui y sont organisées. À l’université, j’ai aussi fait ma première expérience de la non-mixité dans le cadre d’un collectif féministe. J’ai été d’abord active dans des organisations étudiantes, sur les questions d’asile et de migration, et au sein d’Amnesty International. J’ai perçu les limites d’une organisation non partisane. J’ai ensuite découvert l’organisation Solidarités lors d’un rassemble- ment contre les bombardements en Syrie et l’ai rejointe. Environ un an après, démarre le projet de la grève féministe. Je m’identifie aujourd’hui comme militante féministe, mais c’est arrivé après avoir été identifiée ainsi par d’autres.
Héloïse Crisinel (HC) : Au gymnase, j’étais déjà traitée négativement comme « la féministe de la classe ». Ensuite, l’université m’a sensibilisée aux inégalités de sexe/genre, mais c’est durant mon séjour à Leipzig, au moment du mouvement #metoo que je suis interpelée par les questions féministes. Et c’est quand j’assiste aux assises pour la préparation de la grève féministe que je m’engage pour la première fois. Je me suis beaucoup investie pour la grève à Nyon. J’ai rejoint par la suite l’association LGBTIQ+ Plan Queer sur le campus lausannois (Unil-Epfl). Je suis aussi sensible à la question climatique. Le mouvement pour la grève du climat a influencé mon choix de m’engager dans un master portant sur les questions de durabilité. J’ai participé aux actions de ce mouvement, sans avoir le temps de m’engager dans l’organisation.
Cora Antonioli (CA) : Enseignante, mon engagement militant s’est développé par le travail il y a une quinzaine d’années, par quête de justice et besoin d’action collective. Je me suis alors syndiquée au SSP, dont je suis actuellement vice-présidente. Mon activité militante s’est déroulée sur le lieu de travail, puis aussi dans l’organisation syndicale, d’abord dans l’enseignement, et progressivement sur la défense des services publics en général. Avec une formation en Lettres, issue d’une famille peu politisée, c’est dans le cadre de cette activité syndicale que s’est construite ma politisation, y compris féministe. C’est dans ce cadre que je me suis trouvée confrontée aux conditions de travail des femmes, en particulier dans d’autres secteurs d’activité professionnelle. J’ai alors procédé à une relecture féministe de mon parcours, de mon éducation, de ma formation, et de mes expériences. Plus récemment j’ai développé des bases théoriques à travers des lectures. Au niveau militant je reste concentrée sur la question du travail et reste surtout active sur mon lieu de travail. Depuis juin 2018, je me suis mobilisée pour la grève féministe, en articulant les enjeux syndicaux et féministes. Je me vois comme une « militante du quotidien ». Célibataire, sans enfants, par choix, je soutiens bien sûr certaines revendications féministes qui ne me concernent pas personnellement. Mais souvent, aussi dans le syndicat, les revendications féministes se concentrent sur la question du partage des tâches et de la garde des enfants, et je veux aussi défendre d’autres enjeux.
Quelle est votre expérience de l’inclusion du féminisme dans d’autres organisations et mouvements politiques ?
HC : Le fait que le collectif local d’Extinction Rebellion et de la Grève du climat utilise l’écriture inclusive a été important pour moi. J’aurais volontiers participé davantage à l’organisation si je ne manquais pas de temps.
TK: Je ne pense pas que la Grève du climat soit nécessairement féministe, ni d’ailleurs que toutes les personnes impliquées dans la grève féministe soient sensibles aux questions climatiques. Ces dernières se demandent si cela les concerne vraiment. Je suis pour faire le lien entre ces questions, même si je suis personnellement moins sensibilisée à la question écologique. Je considère cependant que ces questions ont une cause commune : le capitalisme.
CA : Il n’y a clairement pas de consensus dans les collectifs féministes, et encore moins sur les enjeux féministes dans les personnes qui se mobilisent pour le climat.
HC : La justice sociale et la justice climatique devraient ce- pendant être liées par ces mouvements.
TK : Certes, mais ce n’est pas une position partagée par tout le monde. Une coordination écoféministe romande est par ailleurs en formation. C’est parti de l’envie de coordonner deux mouvements parallèles simultanés. Il y sera d’abord question de formation, avec l’organisation d’une conférence.
HC : Il me semble que la grève féministe, qui a été inclusive, a quelque chose à apporter à la grève du climat sur cette question d’inclusivité. De son côté, la grève de climat a une force de mobilisation grande.
Comment voyez-vous l’évolution de la grève féministe ? Quelles stratégies face à l’hétérogénéité du mouvement ?
TK : Il existe en effet une nouvelle composition du collectif, mais nous continuons de défendre le manifeste élaboré au début du mouvement. C’est aussi un problème pour la grève du climat, qui s’est développée d’abord comme un mouvement de jeunes, mais qui croît aujourd’hui. Il est important de rester ouvert et inclusif pour conserver la vitalité du mouvement. Le manifeste est important pour la continuité des revendications, parmi lesquelles on trouve celle sur la diminution du temps de travail et contre l’augmentation de l’âge de la retraite.
HC : La décentralisation a aussi fait la force de la grève. Son ouverture crée aussi les conditions pour une politisation sur d’autres sujets. Dans mon cas, elle a soutenu mon engagement à Plan Queer.
CA : Rappelons l’utilité et la nécessité du syndicat dans le soutien de l’organisation de cette mobilisation, sur les lieux de travail et dans les collectifs. Dans l’enseignement vaudois, nous étions près de 2000 à faire grève le 14 juin ! Elle a renforcé les forces militantes, avec l’adhésion de nouvelles et nouveaux membres, et aussi en permettant à certaines membres femmes de devenir actives sur leur lieu de travail en prenant les rênes de la mobilisation. Comment conserver cette force et cet investisse- ment ? Le fait d’avoir adopté des revendications concrètes aide à la mobilisation. Mais après leur communication à l’employeur, il faut maintenant qu’elles trouvent des réponses. Tout comme le travail de réflexion sur l’égalité à l’école doit aussi se poursuivre.
HC : Que penses-tu de l’appel à la grève générale lancé par la grève du climat aux collectifs féministes et aux syndicats ?
CA : Ça dépend de ce que l’on appelle grève. Pour une grève légale, les employé·e·s de la fonction publique doivent montrer que cela affecte leurs conditions de travail. Par ailleurs, il reste difficile de trouver comment le syndicat des services publics peut mobiliser largement sur cette question. Mais nous y réfléchissons.
Quelles sont les objectifs du mouvement selon vous ?
HC : Susciter une prise de conscience est le premier pas, à la fois sur le climat et sur le féminisme. Il faut un mouvement déplaçant la centralité de l’économie capitaliste à la vie et à la juste redistribution des ressources.
TK : La cible est le capitalisme. Je me bats pour l’égalité en général. C’est aux militantes de politiser et de faire les liens. La réduction du temps de travail est un exemple de cette articulation. Il s’agit d’avoir des revendications matérielles.
À qui sont adressées ces revendications ?
TK : Toute la question est dans le rapport à l’État. La grève traduit une prise de conscience qu’il y a une rupture avec l’État, que les institutions ne marchent pas, car les droits constitutionnels ne sont pas réalisés.
HC : Nous sommes arrivées à un point de rupture avec un État construit par des hommes, et qui néglige la question du climat. Il faut réfléchir à des réformes qui amèneraient plus de démocratie, et réformer le système hiérarchique. Il y a un problème dans les relations entre la rue et les institutions.
TK : L’État réagit à cela mais pas en notre faveur. Il faut réinstaurer la notion de conflit et soutenir la création d’un rapport de force.
Quelle est votre expérience des difficultés rencontrées comme féministes dans des organisations mixtes ?
CA : Le SSP est un syndicat majoritairement féminin et cette année, avec la grève, il n’y a pas eu de problème à amener ces questions. J’ai personnellement choisi de militer dans l’adversité, en milieu mixte. Il y a une certaine représentativité au sein des organes du syndicat, avec des quotas au niveau des instances nationales, mais on manque encore d’engagement féminin dans les instances au niveau régional.
TK : Solidarités se veut un lieu de réflexion et de politisation. Mais si l’organisation est officiellement féministe, il reste toujours difficile de se défaire de tout sexisme dans les pratiques, notamment dans le nombre des interventions et le temps de parole. Les questions féministes n’y sont pas évidentes mais il existe un travail sur ces questions. Il y a aussi un problème de représentativité, notamment au niveau des élu·e·s.
HC : Pour l’instant, je n’ai pas rencontré ces problèmes. Mais il est connu que les organisations LGBT mixtes sont vulnérables à la place que peuvent prendre les hommes gais, et je reste donc vigilante dans le cadre de Plan Queer.
Quelle serait l’horizon de votre engagement ? Quelle est votre utopie ?
TK : L’idéal serait de ne plus devoir lutter pour l’égalité et les droits des minorités. Les minorités auraient ce qui leur appartient. Il n’y aurait plus de rapports de domination, et donc ni dominant·e·s, ni dominé·e·s. Concrètement je souhaite une convergence des luttes par la prise de conscience d’un ennemi commun et des valeurs partagées. Faire la révolution ! Mais il est difficile de négocier ses envies et ses positions politiques et de faire des choix stratégiques. Le processus de politisation radicale se fera plus probablement à travers des actions plus modestes.
CA : Cela ne me semble pas possible et reste donc assez difficile à imaginer. J’imagine un combat quotidien, une lutte au travers de mobilisations et d’échanges. L’idéal peut- être : d’excellentes conditions de travail ! Et aussi une prise de conscience plus large. La construction d’un rapport de force en notre faveur par la mobilisation et par la construction de convergences. Si l’on cherche à mobiliser sur l’anticapitalisme, il y aura une perte de mobilisation syndicale. Souvent, on arrive à mobiliser d’abord sur des questions concrètes et il devient possible ensuite d’élargir à des enjeux plus globaux.
HC : Pour moi, le but de la lutte est de mobiliser les personnes « qui ont les pieds qui collent » : les personnes minorisées, notamment les femmes, les pauvres, les racisé·e·s. Il faut développer le sentiment de légitimité et celui de se sentir concernées chez des personnes qui ne se sentent pas comme telles. Susciter des prises de paroles de personnes qui ne la prennent pas.
Propos recueillis par Stéphanie Pache
Publié dans Pages de gauche n° 174 (hiver 2019-2020).
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