Pour l’avortement: la Cour Suprême accouche d’une injustice

Stéphanie Pache •

La fuite révélée par Politico sur la décision attendue de la Cour suprême américaine en matière de législation sur l’avortement n’avait fait que confirmer les pires craintes des militantes pour les droits des femmes qui alertent depuis des années, et même des décennies sur la situation précaire de la dépénalisation de l’avortement aux États-Unis. Ces craintes ont été confirmées vendredi 24 juin 2022 avec l’arrêt final. Cette décision judiciaire ne laisse aucun doute sur son caractère totalement politique et questionne encore une fois la pertinence de la Cour suprême et de son organisation dans une démocratie, ainsi que le jeu non démocratique que joue le parti républicain.


Situation légale actuelle

Rappelons premièrement la situation: en 1973, au moment du jugement Roe vs Wade, une trentaine d’États (sur 50) interdisent totalement l’avortement et peuvent poursuivre pour meurtre les personnes pratiquant l’avortement en cas de décès de la femme avortée, alors que seulement une petite minorité a adopté un droit à l’avortement. Le cas Roe provient d’une demande d’avortement faite au Texas, État qui n’accorde alors aucun droit d’avorter. En janvier 1973, la Cour décide que l’interdiction totale d’avorter du Texas est non constitutionnelle. Elle invoque dans une décision à 7 contre 2 juges (tous des hommes) un droit à la vie privée (privacy) et à décider pour soi-même, un droit que les juges considèrent garanti par plusieurs amendements constitutionnels, dont le 14e amendement de la constitution américaine qui garantit un traitement équitable de chaque citoyen·e et une protection contre la privation arbitraire de la vie, de la liberté ou de la propriété par le gouvernement. Cette décision impose également un système régulant le droit des États à légiférer en fonction des trimestres de grossesse, qui sera révisé lors d’une décision ultérieure de la Cour en 1992 (Planned Parenthood v. Casey), dont beaucoup ont cru qu’il allait faire tomber Roe v. Wade. Ce dernier jugement remplace le critère des trimestres par celui de la viabilité du fœtus, estimée à 23 semaines, un critère médico-biologique plus communément appliqué dans la pratique de l’interruption de grossesse.

Le cas de la dernière décision

En 2018, l’État du Mississippi adopte une loi limitant l’avortement à la 15e semaine de grossesse sauf urgence médicale menaçant la vie de la mère ou de malformations importantes rendant le fœtus non viable en dehors de l’utérus. À la suite de l’adoption de cette loi, la seule clinique pratiquant encore des interruptions de grossesse dans l’État, la Jackson Women’s Health Organization, a poursuivi le représentant en charge de la santé, Thomas E. Dobbs, auprès des tribunaux en faisant valoir le droit à l’avortement garanti par les arrêts de la Cour suprême. Les cours de première instance ont accordé une injonction immédiate empêchant la mise en œuvre de la loi avant de simplement annuler la législation, car elle enfreint les décisions précédentes garantissant un droit total à une interruption de grossesse aussi longtemps que le fœtus n’est pas viable. L’État du Mississippi, qui a adopté cette loi sachant qu’elle serait immédiatement contestée, a mené explicitement une campagne politique en concertation avec les mouvements les plus conservateurs du pays sur ce sujet. La question devant la Cour suprême était la constitutionnalité de l’interdiction de restreindre le droit à l’avortement dans la période de «préviabilité» du fœtus.

Arguties juridico-politiques

Le brouillon publié par Politico de la décision du juge catholique et conservateur Samuel Alito, nommé par George W. Bush en 2005, avait choqué le public et les juristes moins par ses conclusions que par le manquement total aux formes d’une argumentation rationnelle, notamment juridique, comme relevé par plusieurs commentaires. La décision majoritaire de la cour retrouve une forme plus convenable mais le fond reste tout aussi choquant, notamment dans sa justification de ne pas tenir compte du 14e amendement, mais surtout parce qu’elle menace tout l’équilibre du système judiciaire en prétendant à une portée largement plus grande que les arrêts habituels de la Cour. La contradiction logique principale reste la pseudo défense du droit du «Peuple» — comprenez les États conservateurs — à fixer la législation sur l’avortement, contre le droit des individus à décider pour eux-mêmes. Espérons néanmoins que l’un des bénéfices de la radicalisation de la Cour suprême américaine soit la prise de conscience que le système judiciaire est aussi politique et puissant que les autres branches du pouvoir d’un État, mais soumis à moins de contrôle démocratique. Ceci est d’autant plus vrai dans un système juridique de droit coutumier (common law), qui s’appuie davantage sur les décisions prises par les cours de justice que par des lois votées par le peuple ou un pouvoir législatif.

Radicalisation conservatrice

L’affaire souligne malheureusement que les terroristes anti-avortement qui attaquent cliniques et praticien·ne·s de l’avortement, auparavant marginales·aux dans la constellation conservatrice, semblent être devenu·e·s le public principal des gouverneur·e·s républicains du Sud, démontrant si nécessaire la radicalisation effrayante et antidémocratique du parti républicain aux États-Unis. Cela conduit à une situation unique au monde, où ce n’est pas une majorité catholique (sauf à la Cour suprême), mais protestante, qui prend parti contre l’interruption de grossesse. La restriction de cette dernière est devenue l’un des chevaux de bataille de la droite chrétienne qui ravage le pays, dans un revirement qui est plus en phase avec une logique hostile à ce qui est perçu comme une politique progressiste (liberal) que primairement anti-avortement. Historiquement le parti démocrate et les catholiques étaient des opposants à l’avortement, défendant un état plus social qui permettrait selon eux un meilleur contrôle des naissances et une diminution des avortements, alors que les églises protestantes ont, elles, joué un rôle dans l’accès à des moyens de contrôle des naissances. Mais les chrétien·e·s évangéliques du Sud du pays ont assimilé — à juste titre — Roe v. Wade aux autres changements sociaux observables et liés aux mouvements sociaux des années 1950-1970: pour les droits civiques, féministes, et la révolution sexuelle. Alors que la communauté catholique et la force de son église s’affaiblissaient avec l’opposition traditionnelle à l’avortement, cette nouvelle droite a repris le flambeau, s’est progressivement renforcée et a conquis le parti républicain.

Now what?

L’obsession des républicain·e·s à remplir la Cour suprême en usant de toutes les manœuvres scabreuses possibles a ainsi payé. Mais pour quoi? Il reste vraiment surprenant en fin de compte de voir le «grand vieux parti» (Grand Old Party ou GOP) faire de la répression de l’avortement une priorité et un tel spectacle politique. D’autant qu’en réalité, il semble surtout s’agir de garantir la division du pays en octroyant le droit de légiférer aux États: certains, estimés à une vingtaine, vont suivre le Mississippi, mais les autres vont garantir le droit à l’avortement, et ce sont les plus riches et les plus peuplés. Cette stratégie démagogique peut garantir des succès électoraux, mais mine du même geste la légitimité des institutions que le parti colonise dans un esprit tout sauf démocratique.

Démédicaliser l’avortement

Et quelles actions pour les femmes? Retour à l’entraide et l’auto-gynécologie. Il s’agit de réactualiser la critique féministe de la médicalisation des corps féminins et de leurs soins et de poursuivre la diffusion de la pratique non médicalisée de l’avortement qui, bien conduite, ne présente quasi aucun risque dans la plupart des situations. Sans clinique à terroriser ni corps professionnel à inculper, il est possible de limiter la prise de pouvoir des extrémistes chrétien·ne·s sur le corps des femmes. La lutte pour la libre disposition de son corps passe d’abord par la réappropriation de celui-ci, sa connaissance autant que sa soustraction à une autorité problématique, celle du corps médical, mais aussi celle de l’État si nécessaire. Notons également que Biden a également déjà annoncé des mesures fédérales d’aide, dont un accès à la pilule abortive. On peut espérer que cet électrochoc réveille les Démocrates et les mouvements féministes sur cette question, et qu’un vrai droit à l’avortement soit conféré par une loi.

Droit à la vie privée et démocratie

Les débats autour de l’avortement aux États-Unis témoignent ainsi d’un renversement des positions partisanes habituelles entre droits individuels et gestion du collectif: l’avortement, défendu comme un droit à décider pour soi-même, à son autonomie, est combattu au nom d’une vie qui n’en a aucune par les partisan·e·s du droit de tuer, de protéger leur domicile par des armes à feu et d’une autonomie confinant à l’égoïsme en matière de solidarité sociale et économique. Mais cette division renversée a une logique: elle oppose en réalité des personnes défendant la démocratie en reconnaissant que la protection de l’autonomie des individus passe par le besoin de protéger certaines libertés de velléités injustifiées par les besoins du collectif, à des personnes autoritaires voulant imposer leurs valeurs à d’autres, même si ces autres n’affectent en rien leur liberté et le fonctionnement démocratique du collectif. Enfin, outre le caractère contradictoire des positions républicaines en matière de droits individuels, à observer la façon dont cette droite se soucie des autres, que ce soient des personnes migrantes, des minorités raciales et sexuelles ou des femmes, il est difficile de ne pas voir dans cette posture l’expression d’un patriarcat raciste et classiste cherchant moins à protéger la vie qu’à protéger son monopole sur le droit d’y mettre fin.

Cet article a été publié en version courte dans Pages de gauche n° 184 (printemps 2022).

Crédits images: Gayatri Malhotra sur Unsplash.

Soutenez le journal, abonnez-vous à Pages de gauche !

webmaster@pagesdegauche.ch