Planifier sans aliéner

Hervé Roquet •

La crise actuelle nous invite à nous repencher sur la question oubliée de la planification. La crise a rappelé à toutes et tous que le marché est bien incapable de gérer un tel événement et d’y répondre de lui-même. La nécessité de l’intervention des collectivités est devenue évidente et même si celles-ci font des erreurs, elles apparaissent comme l’incontournable lieu de la planification de la réponse à la crise.


Avant de présenter des modèles de planification démocratique, il est nécessaire d’en connaître les échecs et les dangers. Cependant, alors que les déficiences du marché sont connues, étudiées et forment même une thématique centrale et influente de la science économique actuelle, il n’existe pas d’équivalent pour les «déficiences de la planification». Celles-ci ne sont presque plus étudiées.

Cet état de désuétude vient sans doute du fait que l’histoire ne retient des expériences de planification économique et sociale que les catastrophes humaines que nombre d’entre elles ont engendrées. Il suffit de penser aux économies planifiées du IIIe Reich, de l’Union soviétique à partir de 1928, du «grand bond en avant» de Mao ou encore de la France des colonies pour saisir le désastre humain qu’a pu représenter la planification économique à l’intérieur de systèmes politiques fort différents d’ailleurs. La philosophe Hannah Arendt voyait dans l’introduction par Staline en 1928 du premier plan quinquennal soviétique – archétype de la planification centralisée – l’étape finale de la destruction d’une société de classes et sa transformation en une société de masses. Elle y voyait une condition nécessaire à l’émergence du totalitarisme.

Pour Cornelius Castoriadis, la planification à la soviétique n’est rien d’autre que la planification par la bureaucratie d’État de l’exploitation des forces de travail. Elle est en ceci un capitalisme bureaucratique dont la classe dirigeante n’est plus la bourgeoisie, mais la bureaucratie, classe dont la source principale de pouvoir et de légitimité vient précisément de sa mainmise sur la planification.

Les socialistes libertaires

Malgré ces critiques et mises en garde bien compréhensibles compte tenu de l’histoire, il faut rappeler que la planification ne conduit pas forcément au totalitarisme ni à une domination par une bureaucratie d’État. Une planification sociale qui n’aliène pas est possible et son fondement théorique n’est nulle part aussi clair que chez les socialistes libertaires du 19e et du début du 20e siècle tel que Owen, Proudhon, Kropotkine et Landauer. Pour Martin Buber qui réussit le tour de force de les présenter de manière synthétique dans son ouvrage Socialisme et Utopie (voir notre bibliographie en p. 19), ces auteurs ont tous proposé des modèles d’organisation sociale, économique et politique qui ne reproduisent pas l’aliénation capitaliste au sein d’un appareil d’État centralisé. Ces modèles furent nommés imparfaitement, «mutualisme», «communalisme», «fédéralisme coopératif» ou encore «communisme» et «conseillisme».

Au-delà des étiquettes et des courants, Buber retient de ces auteurs l’intuition fondamentale que l’organisation socialiste de la société doit se construire «organiquement», en partant du bas, c’est-à-dire en partant de petites structures collectives d’êtres humains ayant volontairement choisi d’en faire partie (coopératives de production et de consommation, associations, communautés, conseils ouvriers, etc.).

Basé sur la reconnaissance mutuelle de personnes partageant volontairement des liens privilégiés, le modèle de planification qui émerge d’une telle organisation sociale est avant tout décentralisé, fédératif et démocratique. Les postes centralisés de service public se restreindraient à la coordination et l’administration ce qui émergerait dans les cellules collectives qui formeraient, elles, le cœur de la société socialiste libertaire. La planification se ferait à l’intérieur de ces cellules collectives.

Il y a 101 ans de cela, réalisant dans la pratique cette idée en apparence impossible, Gustav Landauer s’engagea dans la très courte République des Conseils de Bavière. Il le paya de sa vie. Toutefois, le potentiel révolutionnaire et rénovateur du socialisme libertaire lui a survécu jusqu’à aujourd’hui, il est grand temps de le réactualiser.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 178 (hiver 2020-2021).

Crédit image: Paulius Dragunas sur Unsplash.

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