Photographie: © Christine Ritter |
Entretien avec Nicolas Bezençon •
Dans la Constitution suisse, l’art. 104a, al. b stipule que la Confédération doit créer des conditions pour une production de denrées alimentaires adaptée aux conditions locales et utilisant les ressources de manière efficiente. Pour réaliser cet objectif, la nouvelle politique agricole 2022 propose entre autres outils, l’introduction de Stratégies agricoles régionales (SAR). Nous nous sommes entretenu·e·s avec Nicolas Bezençon, Chef de groupe suppléant à l’Association suisse pour le développement de l’agriculture et de l’espace rural (AGRIDEA), sur cet outil de coordination qui « donne la possibilité à des espaces régionaux de faire un état des lieux puis de développer de nouvelles visions régionales favorisant le développement d’une agriculture plus résiliente, durable et adaptée aux conditions locales ».
Qu’est-ce qu’une Stratégie agricole régionale?
En Suisse, l’agriculture se déploie en grande partie sur des espaces morcelés qui présentent des conditions naturelles et des conditions de production très variables. L’agriculture est liée à un territoire, à des conditions pédologiques, climatiques et de marché. À travers l’histoire, elle s’est développée et s’est continuellement adaptée aux changements territoriaux, sociétaux et politiques. Le patrimoine agricole régional est donc riche et diversifié sur l’ensemble du territoire. De cette diversité découlent les nombreux défis spécifiques régionaux, notamment dans le domaine environnemental, structurel et lié aux marchés. Pour les surmonter, des démarches régionales doivent être coordonnées à plusieurs niveaux administratifs (commune, canton, Confédération) et développés sur cinq axes thématiques, à savoir la biodiversité, les qualités des paysages, la gestion durable des ressources, les infrastructures de production et les filières de marchés. Une Stratégie agricole régionale est donc un outil, proposé dans la nouvelle politique agricole 2022, qui permet de favoriser une agriculture adaptée aux conditions locales. Elle offre la possibilité à des espaces régionaux de faire un état des lieux puis de développer de nouvelles visions régionales et des stratégies qui favorisent le développement d’une agriculture plus résiliente, locale, durable et adaptée à son territoire et qui répondent aux objectifs environnementaux pour l’agriculture que la Suisse a définis.
Quels sont les objectifs que peut permettre de remplir une SAR?
Dans les SAR, les régions doivent démontrer comment elles entendent atteindre les objectifs environnementaux nationaux pour l’agriculture dans leur région, notamment dans les domaines de la biodiversité régionale, de la qualité des paysages et de l’utilisation durable des ressources naturelles. La stratégie devrait permettre aux cantons et à la Confédération de pouvoir mieux planifier les futurs investissements en termes d’infrastructures, notamment celles liées aux changements climatiques (par ex. gestion de l’eau), aux transports et aux filières commerciales. Une SAR devrait également baisser la charge administrative pour les agricultrices·eurs et les différentes administrations. Les projets pilotes permettront d’infirmer ou d’affirmer la réalisation de ces objectifs.
Le marché ne pourrait-il pas atteindre seul ses objectifs?
Le marché est important pour permettre l’écoulement des produits des différentes régions. Il est cependant important de distinguer les différents marchés. Il y a celui des grandes filières nationales qui transforment et commercialisent de très grands volumes de produits en filières longues et les filières plus courtes. Au niveau de l’implantation territoriale, nous pouvons donc trouver des transformateurs qui utilisent des produits agricoles provenant de très grands bassins de production ou même de tout le pays et des transformateurs locaux et artisanaux dont les bassins d’approvisionnement sont régionaux. Les grandes surfaces comme plus petites structures de vente peuvent mettre sur les marchés à la fois des produits artisanaux et ceux issus des grandes filières. Pour les familles paysannes, le marché a donc une influence sur les prix d’achat de ses produits et éventuellement sur le mode de production (bio, autres labels). Mais le marché en tant que tel n’a que peu d’emprise sur la planification régionale et territoriale. Il est en revanche très important de prendre en compte les spécificités des marchés pour ne pas les déconnecter de l’agriculture. Les SAR doivent aussi permettre de développer de nouveaux partenariats entre les acteurs d’une chaîne alimentaire. Ces dernières peuvent également s’adapter aux nouvelles conditions régionales et mettre en valeur des modèles agricoles adaptés aux régions. La force du marketing pourrait permettre de véritable évolution dans les chaînes alimentaires. Vous l’aurez compris, pour moi cela doit aller dans les deux sens.
Quel est l’intérêt d’avoir une stratégie élaborée au niveau régional?
Avoir une stratégie régionale bien construite est toujours utile pour le dynamisme général d’une région. Avec les Stratégies agricoles régionales, l’agriculture retrouve son rôle charnière et central, à l’interface des enjeux économiques et nourriciers et ceux de la biodiversité et des ressources. Il est donc primordial que ces stratégies se réalisent avec et pour les familles paysannes en premier lieu. Elles doivent permettre la création de valeur ajoutée dans les régions tout en améliorant la qualité de la biodiversité et des ressources. Le défi est grand, mais important. Elles pourraient permettre aux familles paysannes de développer de nouvelles opportunités de production, de transformation et de marchés ainsi que de nouvelles collaborations avec différents acteurs, notamment environnementaux, logistiques ou des collectivités publiques. Elles doivent permettre une amélioration de la résilience des exploitations agricoles et des filières face aux enjeux climatiques qui pourraient impacter la production et les ressources disponibles. Pour cela elles doivent se construire dans un esprit participatif fort, qui inclut les différentes positions des organisations de la société civil. Elles doivent également avoir un soutien des autorités politiques à tous les échelons afin d’optimiser la coordination des politiques publiques mises en place. Sans cela les Stratégies agricoles régionales pourraient rapidement se transformer en «usine à gaz» administrative.
Quel·le·s sont les actrices·eurs impliqué·e·s dans l’élaboration et la gestion d’une SAR et de quelle manière le sont-elles·ils?
Les actrices·eurs impliqué·e·s sont l’ensemble des actrices·eurs « de terrain » et de l’administration lié·e·s à l’agriculture et à ses filières, aux territoires, aux ressources naturelles, à la biodiversité et aux infrastructures. Les actrices·eurs politiques doivent également porter la démarche. L’une des premières phases importantes est de déterminer un périmètre intéressant et cohérent. Comme les Stratégies agricoles régionales sont liées à des paiements directs, l’ensemble des territoires agricoles doivent être couverts. Tous les agricultrices·eurs doivent pouvoir y participer. Cette première phase n’est pas chose aisée étant donné que les périmètres optimaux ne sont pas même pour un bassin versant d’une rivière que pour une filière alimentaire. Puis dans une phase d’état des lieux, il est important de réunir l’ensemble des données à disposition pour les différentes thématiques. Les administrations fédérales, cantonales et communales sont mises à contribution. Ce travail est important pour partir sur une base commune. Puis le travail participatif peut commencer. À l’image d’une agora, les différent·e·s actrices·eurs doivent se parler, réfléchir ensemble, adapter leurs positions et trouver des solutions acceptables. C’est seulement ensuite que des visions peuvent apparaître, avec des objectifs et des mesures qui y sont liés. Le tout doit être ensuite être avalisé et mis en place.
Est-ce qu’une SAR pourrait permettre de mieux rémunérer le travail des agricultrices·eurs?
Les SAR peuvent et doivent formuler des objectifs pour le renforcement ciblé des chaînes de valeurs régionales durables. Les projets qui contribuent à ces objectifs peuvent bénéficier d’un soutien financier public plus ciblé. Cela doit donc profiter directement aux producteurs. Sans cela je ne vois pas l’avantage pour eux de participer à de tels projets. Une stratégie agricole sans aucune retombée positive pour les agricultrices·eurs me semblerait problématique et contre-productive.
Comment passer d’une agriculture productiviste à une agriculture durable?
Les politiques agricoles jouent un rôle majeur dans l’évolution des modèles agricoles. Les grand·e·s actrices·eurs des filières également. Pour répondre aux besoins des systèmes commerciaux productivistes, l’agriculture s’est adaptée. Elle a collé aux marchés. Si les règles changent, l’agriculture s’adaptera, j’en suis persuadé. Mais il faut, pour cela, de nouveaux paradigmes, de l’innovation à tous les niveaux et de nouveaux partenariats entre les actrices·eurs. Les SAR pourraient être une partie de la solution en permettant le développement d’une agriculture mieux adaptée à son milieu et donc plus résiliente. Elles pourraient également être le lieu où se rencontrent les différent·e·s actrices·eurs, parfois opposé·e·s, pour trouver des solutions. Aujourd’hui, chaque citoyen·ne à un avis sur ce que devrait être l’agriculture. Les nombreuses initiatives à venir en témoignent. Cependant, les paysan·ne·s de ce pays ne représentent plus que 3% de la population active. À elle seule, l’agriculture ne pourra donc pas porter l’ensemble des enjeux nourriciers, environnementaux, climatiques, etc. qui se profilent. La société dans son ensemble ainsi que les actrices·eurs des filières doivent prendre leurs responsabilités et construire de nouvelles choses avec les agricultrices·eurs qui le sont encore. Nous sommes tou·te·s des consommatrices·eurs. Nous mangeons tou·te·s environ deux à trois fois par jour et nous profitons tou·tes des ressources et des espaces naturels, nous avons donc tou·te·s des droits et devoirs envers ce que nous allons transmettre à nos enfants.
Propos recueillis par Joakim Martins.
Cet article a été publié dans une version courte dans Pages de gauche n° 178 (hiver 2020-2021).
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