Mesures provisionnelles dans la presse: le retour de la censure?

Arnaud Thièry •

Avec l’acceptation par le Conseil des États de la facilitation de prises de mesures provisionnelles à l’encontre de médias, de très nombreuses organisations de défense de la liberté de la presse et journalistes sonnent l’alarme et dénoncent un retour de la censure. La balle est désormais dans la balle du Conseil national. Dans l’optique de peser sur le débat public, Pages de gauche a décidé de publier en libre accès un article, tiré de son prochain numéro consacré à la liberté d’expression, relatif à la question.


Un projet porté par la commission compétente du Conseil des États de révision de l’article 266 du Code de procédure civile consacré aux mesures provisionnelles «à l’encontre des médias» fait craindre le retour d’une forme de censure. De quoi parle-t-on et pourquoi ce projet est-il problématique?

Le facteur temps dans la justice

Les mesures provisionnelles sont prévues, de manière générale, dans le Code de procédure civile aux articles 261 et suivants. Elles peuvent concerner un grand nombre de domaines, par exemple le droit de la famille ou les inscriptions de gages en faveur d’entreprises qui ont effectué des travaux sur des immeubles et n’ont pas été payées. En soi, les mesures provisionnelles sont nécessaires dans certaines circonstances. La justice civile prend en effet du temps. Un jugement met souvent plus d’une année à être rendu. Le tribunal doit prendre le temps d’étudier de nombreuses preuves (témoins, expertises, etc.) avant de rendre son jugement. Il ne peut prononcer celui-ci que s’il s’est convaincu que l’état de fait est complètement prouvé.

Or, parfois, l’intérêt des parties exige qu’un ordre du tribunal soit donné très rapidement. On peut penser au cas où un propriétaire entreprend dans un immeuble des travaux non autorisés qui risquent d’endommager un logement. S’il faut un an pour faire interdire les travaux ou prendre des mesures de salubrité des logements, les locataires ne seraient pas adéquatement protégés. De même, en cas de violences conjugales, il peut être nécessaire de prononcer rapidement une interdiction d’approcher. C’est à cela que servent les mesures provisionnelles: elles sont rendues rapidement, et le tribunal se contente d’étudier les preuves immédiatement disponibles. En cas d’extrême urgence (par exemple de graves menaces contre une personne), des mesures de protection peuvent être ordonnées immédiatement, c’est-à-dire dans la journée même, sans audition de la partie adverse. Ce sont les mesures superprovisionnelles. Dans tous les cas, les mesures (super-)provisionnelles sont limitées dans le temps et doivent ensuite être validées dans un procès ordinaire, avec une administration complète des preuves.

Le cas particulier des médias

Comme les mesures (super-)provisionnelles valent pour tous les domaines du droit civil, elles peuvent aussi être requises contre les médias. Concrètement, une personne qui s’estime lésée par un article de presse ou une émission (en cas d’atteinte à l’honneur, par exemple) peut demander l’interdiction de la publication. Dans ces cas, la personne qui s’estime lésée veut une interdiction immédiate, vu qu’avec la publication, «le mal est fait». Le problème, c’est qu’autorisées trop largement, ces mesures provisionnelles dans la presse s’apparentent à une forme de censure, étant donné qu’un tribunal est investi du contrôle du contenu d’une publication avant sa parution. L’article 266 du Code de procédure civile impose donc que les mesures provisionnelles contre les médias soient prononcées à des conditions très strictes, qui impliquent en particulier que la personne qui requiert une interdiction démontre l’imminence d’un préjudice «particulièrement grave». L’intérêt public à la diffusion de l’information, même si elle dérange certaines personnes, prime donc en général.

La commission du Conseil des États demande que l’adverbe «particulièrement» soit supprimé, ce qui faciliterait le prononcé de mesures provisionnelles. Toutefois, cette demande ne répond pas à un besoin concret, mais est issue d’une réflexion théorique. De plus, elle ne tient pas compte du fait que les conditions très strictes pour prononcer des mesures provisionnelles contre les médias sont la contrepartie des obligations auxquelles la presse est soumise, notamment la recherche et la vérification de l’information et le devoir de donner la parole aux personnes concernées. Le projet de révision porte donc atteinte à la liberté de la presse, dont le travail est considéré de plus en plus comme une simple expression d’avis ou de sentiments plutôt que comme un travail de recherche répondant à un intérêt public. Ce projet de révision inquiète fortement dans les milieux de la presse. À raison.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 180 (été 2021).

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