Samuel Bendahan (Conseiller national PS/VD et Vice-président du PS suisse) •
Mille milliards de francs. C’est la somme colossale d’argent qui est gérée par les caisses de pensions en Suisse, en théorie dans l’intérêt des assuré·e·s. Dans la pratique cette somme nous donne une illusion de contrôle qui légitime un système financier et de retraite qui est construit au détriment d’une grande majorité de la population.
Il est une constante dans tous les débats qui approchent les questions de redistribution, allant de la fiscalité aux assurances sociales: la droite cherche toujours un truc pour donner l’impression qu’un système qui profite à quelques-un·e·s serait dans l’intérêt commun. Pour éviter de taxer les riches, on fait croire que c’est la classe moyenne qui perdrait, pour éviter les financements publics, on fait croire que la dette est mortelle, pour éviter les prestations sociales, on fait croire qu’elles ne sont que pour les autres. Le deuxième pilier est un parfait exemple de cette illusion: au travers de nos cotisations, nous pensons que nous sommes toutes et tous de gros·ses actionnaires, qui bénéficient du système capitaliste et que chacun récupère donc les profits faits par le monde de la finance. Il n’en est rien.
La répartition ou le risque?
C’est connu, le premier pilier (l’AVS) est un système par répartition. Il n’est pas parfait, mais il a l’avantage d’offrir aux gens des prestations similaires, même si malheureusement pas identiques, tout en collectant des cotisations qui dépendent du revenu. Alors que le 2e pilier est plutôt basé sur une logique très individualiste (chacun cotise pour soi dans la plupart des cas), l’AVS est basée sur une logique solidaire: on garantit un certain revenu à toutes et tous grâce à une contribution des personnes actives. D’un point de vue de gauche, ce système par répartition est évidemment préférable sur le principe, car il est social, mais il a un autre avantage dont on parle moins: la limitation massive du risque. En effet, les prestations sont définies par la loi, et le financement peut-être clairement établi et prévu chaque année. Si l’on veut maintenir les prestations, il est assez simple (économiquement, mais pas forcément politiquement), de déterminer un financement qui le permet, avec très peu d’incertitude et une bonne prévisibilité.
Pour le deuxième pilier, c’est tout l’inverse. Étant donné que l’on cotise pendant des dizaines d’années avant de toucher les prestations, il y a une masse importante d’incertitude sur les rendements boursiers des 40 prochaines années, sans compter les risques d’erreur dans la stratégie de placement des caisses de pension. Les conséquences, ce sont une pression bien plus forte à la détérioration des prestations: il est plus facile de défendre un droit comme l’AVS que de convaincre des gens de faire des réformes sociales qui impactent le deuxième pilier, car on a un peu l’impression que celui-ci fonctionne comme de l’épargne. Si notre épargne ne rapporte pas autant que prévu, il est facile de convaincre que logiquement nos rentes doivent baisser.
En plus, contrairement à l’AVS, le deuxième pilier est inefficient économiquement: en cotisant, nous sommes forcés à épargner collectivement CHF 1’000’000’000’000 ! Cet argent est essentiellement placé en obligations (30%), actions (30%), dans l’immobilier (20%) et dans d’autres secteurs, avec des stratégies souvent «molles». En d’autres termes, les fonds de pension doivent limiter leur prise de risque, et n’ont pas une stratégie d’investissement avec d’autres objectifs que de tenter de trouver un rendement. Pourtant, avec une somme pareille, imaginez les projets incroyables qui pourraient être menés dans l’intérêt commun, avec une rentabilité pourtant similaire à celle des fonds de pension.
Posséder sans contrôler
Le problème, c’est que si nous détenons de l’argent via nos fonds de pension, nous n’avons pas vraiment d’influence sur ce qui est fait. 1000 milliards d’investissements possédés par des millions de personnes qui collectivement n’ont pas vraiment un moyen d’utiliser cette force de frappe pour le bien commun: impossible pour nous d’influencer la politique des entreprises et individuellement difficile même de choisir une politique de placement éthique, même si heureusement les cotisant·e·s sont représenté·e·s collectivement dans les comités de caisse de pension. Étant donné que les millions de personnes qui possèdent les investissements des caisses de pension sont des investisseurs passifs, cela laisse le pouvoir de diriger l’économie à d’autres, qui prendront des décisions dans leur propre intérêt, en possédant une plus petite partie des entreprises.
Le jeu des autres
Les fonds de pension ne peuvent pas vraiment influencer la politique des entreprises: exclu pour eux d’acheter une entreprise, de suivre un investissement pour le faire fructifier. Aussi, ils doivent limiter le risque qu’ils prennent: c’est normal, mais ça limite aussi les rendements. En même temps, les autres acteurs boursiers qui ont plus de contrôles sur les entreprises peuvent avoir des stratégies offrant des gains à court terme bien plus élevés. C’est pourquoi les gestionnaires de fortunes ou autres fonds alternatifs arrivent à des rendements meilleurs que les caisses de pension, au détriment des investisseurs collectifs. L’argent massif investi par les caisses de pension nourrit donc les profits des grandes fortunes, tout en donnant l’impression que tout un chacun profite des envolées boursières. En réalité, même si la richesse se concentre, la pression s’exerce dans le sens d’une détérioration des prestations.
Le coût d’opportunité
Selon une étude d’UBS, les caisses de pension ont enregistré une performance cumulée de 75% depuis 2006. Le Nasdaq, un indice boursier des entreprises dans le domaine de la technologie, a augmenté de plus de 500% pendant cette même période. Évidemment, personne ne le savait avant, mais la véritable question que pose le système des caisses de pension est celle du coût d’opportunité. C’est mieux d’avoir de l’argent que rien, mais en réalité nous pourrions utiliser la même force de frappe autrement. Si l’argent des caisses de pension était directement investi dans les secteurs d’avenir créateurs de valeur, l’apport pour la société serait bien plus massif. Avec de telles sommes, il serait possible de développer des projets qui changeraient la face de notre monde dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique, la technologie ou la santé pour n’en citer que quelques-un·e·s. De plus, les profits tirés de ces investissements pourraient, à la manière des fonds souverains, profiter à la collectivité.
Le résultat est tout inverse. Les fonds de pension sont des investisseurs avec beaucoup de moyens, mais prévisibles, qui permettent à d’autres acteurs de mieux contrôler les entreprises et de générer davantage de profits. Ils permettent aussi de s’attaquer à une logique de retraite solidaire, en évitant que les plus hauts revenus ne contribuent aux retraites des plus bas revenus. Mais au lieu de mettre en avant une logique de solidarité, on s’attaque aux personnes qui ont le plus de difficultés et qui sont les plus discriminées, comme en particulier les femmes et les personnes avec des carrières interrompues, ou encore les personnes licenciées alors qu’elles ont plus de 55 ans. Le système actuel, mais aussi les réformes prévues par le parlement, sont une bien piètre utilisation de l’argent collectif.