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Le risque d’une démocratie sans choix

Le changement ne se décrète pas. Cela explique en partie pourquoi les transitions démocratiques des années 1990 ont occasionné beaucoup d’espoirs déçus.

Il apparaît essentiel d’opérer un rapide retour sur les années 1990, car elles ont été indubitablement un moment charnière pour la «démocratie électorale». D’un point de vue chiffré, la différence entre avant et après 1990 est frappante. Ainsi de 1960 à 1990, à part plus d’une soixantaine de coups d’état, une seule élection a donné lieu à un changement de gouvernement (Ile Maurice). Par contre, entre 1990 et 1994, 54 élections ont eu lieu dans 29 pays et 14 présidents ont été éconduits par les urnes. Les raisons de ces changements ont souvent été classées de manière artificielle en causes externes et internes. Dans la première catégorie, on retrouve la fin de la guerre froide, la pression des pays donateurs à travers les plans d’ajustement structurels et les conditions imposées. Dans la seconde catégorie, on citera l’érosion de la légitimité des dirigeants, la contraction économique et des réseaux de clientélisme, les protestations grandissantes des églises, l’expansion des ONG et du langage des droits de l’Homme. En fait, ces mouvements internes étaient des facteurs nécessaires – mais pas suffisants – aux processus de transition.

Du «Sopi» au «Yes, we can»

Les articles de ce dossier sur l’Angola, le Liberia, la Côte d’Ivoire et le Sénégal nous indiquent, notamment, qu’il ne suffit pas de décréter le changement pour qu’il se réalise. Trop souvent, le «changement» se retrouve réduit à un simple slogan. Le meilleur exemple récent nous a été donné par le nouveau président afro-américain, Barack Obama. Son «Yes, we can» résonne encore dans nos têtes mais demeure, comme l’histoire nous l’enseigne, pour le moins simpliste. Au « Yes, we can » fait écho le «Sopi» utilisé en 2000 par Abdoulaye Wade, l’ex-candidat à la présidence de la République du Sénégal. En effet, le changement est par-dessus tout un processus qui mobilise et s’appuie sur de nombreuses forces sociales afin de modifier les structures de la société. En outre, le «sens» du changement ne va pas de soi; d’une part, les acteurs n’ont pas tous la même capacité d’orienter le changement, et d’autre part leurs intérêts ne sont jamais les mêmes.

Toutefois, ces élections n’occupaient pas tout l’espace du changement. A côté de la politique institutionnelle, se trouvent d’autres pratiques sociales et politiques. Dans ce sens, cela confirme que les élections ne sont qu’un véhicule, un moyen d’atteindre un nouvel ordre politique. Il apparaît donc essentiel de se distancier de la vision technocratique des agences internationales qui pratiquent l’ingénierie électorale, c’est-à-dire réduisant la démocratie à la seule pratique des élections et à des techniques de vote. Par exemple, loin de constituer une «fin», les élections de l’année passée en Angola s’inscrivent dans un contexte historique et stratégique particulier.

Proclamer qu’il existerait des recettes de techniques électorales équivaut à dire qu’il y aurait des élections idéales issues du modèle parfait de la démocratie électorale occidentale. Ainsi, les préjugés que l’on pourrait avoir sur la «démocratie électorale en Afrique» n’en sortiraient que renforcés. Contre ces préjugés, il est utile de se souvenir que même dans les démocraties électorales occidentales, les élections sont marquées par la fraude et la violence. A bien y regarder, ces pratiques «déviantes» sont même des éléments constitutifs de l’ordre politique tant qu’ils ne remettent pas en cause celui-ci. La fraude consiste à réduire l’incertitude par des moyens irréguliers. Par exemple, les élections américaines de 2000 sont un exemple-type que la fraude ne remet pas en cause le système. Ainsi, les fraudes sont souvent partie intégrante des élections. Les puissances coloniales étaient moins promptes à la dénoncer lorsqu’elles l’organisaient à grande échelle avant les indépendances. Auquel cas, les élites africaines n’ont que bien appris la leçon.

Quant à la violence, souvent présentée comme «naturelle», il est plus indiqué de l’analyser comme une forme de participation à l’action d’élire qu’à un rejet des pratiques électives. Ainsi, historiquement la violence s’étend lorsque le scrutin passe du mode censitaire au mode quasi-universel. Cela a été le cas en Europe au tournant du XXe siècle. Cela s’explique par le fait que l’enjeu est plus important puisqu’il existe a priori plus de choix.

Élire ou choisir

Toutefois, il s’agirait de ne pas oublier le désenchantement perceptible au lendemain des transitions des années 1990. Comme nous l’avons vu, cette période a permis de procéder à beaucoup d’élections et à donner des exemples, des points de comparaison à d’autres pays. Mais ce désenchantement, perceptible dans de nombreux pays africains, provient d’un intense sentiment de frustration. Les changements se sont révélés plus faibles que prévus, les espoirs déçus. Dans bien des cas, il n’y a pas eu de renouvellement des élites («les transhumants» sénégalais) et le sentiment prévaut que les anciens régimes se sont simplement transformés. Mais surtout, les contraintes économiques pèsent passablement. Il semble plus facile de procéder à des élections que de «refaire» l’économie et le fait est que ces pays deviennent des «démocraties sans choix» dans lesquelles les gouvernements n’ont pas la capacité de déterminer leur budget et leurs priorités, à cause des conditionnalités imposées par les pays donateurs. Le risque étant que cela peut à terme discréditer la démocratie comme possibilité.

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