« La longue idylle entre les assurances-vie et le 2e pilier ». Entretien avec Pietro Boschetti

Entretien avec Pietro Boschetti •

Auteur de L’Affaire du siècle, le 2e pilier et les assureurs, l’historien et journaliste Pietro Boschetti raconte l’histoire de la prévoyance professionnelle et le rôle central qu’y ont joué les compagnies d’assurances-vie dans sa construction et sa gestion. Pour revenir sur les conséquences de l’abandon d’une partie du 2e pilier aux assureurs, dont la mystérieuse disparition de 20 milliards de francs constitue la plus forte illustration, Pages de gauche l’a rencontré.


On pourrait penser que les assurances vie — qui  offraient déjà une prévoyance professionnelle avant 1948 — verraient d’un mauvais œil l’introduction de l’AVS, pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas ?

Assurer les petits revenus n’a jamais intéressé les assurances-vie, ce n’est pas rentable pour elles. Elles sont favorables à la mise en place d’une assurance fédérale étatique offrant un socle de base en termes d’assurances vieillesse, à condition que ce socle de base reste suffisamment bas pour que les gens n’aient d’autre choix que de contracter un complément d’assurance qu’elles se feront un plaisir d’offrir.

Avec l’introduction de l’AVS commence à se poser la question d’une prévoyance vieillesse qui ne protègerait pas uniquement de l’indigence — ce que fait l’AVS — mais qui permettrait aux gens de vivre grâce à un salaire de substitution. C’est alors un changement total de paradigme, et les assureurs vont jouer un rôle décisif en offrant à l’État un système de pension clés en main (le deuxième piller) ne lui coûtant rien tant qu’il s’avère fonctionnel. 

Cela nous mène à 1972, date à laquelle le peuple se prononce dans les urnes en faveur du système des trois piliers. La LPP qui entrera en vigueur plus de treize ans après en 1985 est cependant radicalement différente du projet alors promis, pourquoi ? 

Pour faire simple, toutes les promesses — exceptée celle de rendre obligatoire le deuxième pilier — qui ont été faites avant la votation de 1972 n’ont pas été tenues. Le projet de loi du Conseil fédéral les respectait plus ou moins, mais la loi sera complètement réécrite par le Conseil des États où les assureurs exercent une forte influence sur les parlementaires.  

La première et principale promesse était qu’à terme, l’AVS et le deuxième pilier assureraient à chacune et chacun au minimum 60% du dernier salaire. Cela revenait à instaurer le principe de la primauté des prestations, qui est dans le cas de la capitalisation, le système le plus favorable aux assurés·e·s puisque c’est ainsi la caisse qui y supporte le risque financier. 

Ensuite, la chambre haute revient sur la promesse d’adapter les rentes au renchérissement ; ce qui leur fera perdre énormément de valeur. Les organes de surveillances promis se sont, eux, révélés complètement ineptes. 

Finalement, certaines promesses comme le libre passage, la garantie de pouvoir changer de caisse en même temps que d’emploi en emportant la totalité des cotisations, ne seront concrétisées que plus tardivement. Jusqu’en 2003, la gestion paritaire est un véritable sketch dans les caisses de pension gérées par les assureurs. Les assureurs y jouent une fiction de parité en plaçant leur propre direction dans celle de la caisse pour y représenter les assuré·e·s. 

Comment se fait-il que la gauche et les syndicats se soient facilement accommodés de ce système grandement conçu par et pour les assurances-vie ?

Pour beaucoup, il est en effet difficile de comprendre pourquoi la gauche plébiscita le projet des assureurs alors qu’en même temps, une initiative du Parti du Travail (PdT) visant à renforcer l’AVS était sur la table. 

Il faut comprendre que depuis les années 1930, on assiste à un processus d’intégration de la gauche et des syndicats dans une optique politique de collaboration et de paix du travail au détriment de la lutte sociale. Les syndicats vont renoncer à la grève — qui constitue leur seul moyen de pression — tandis que le patronat renonce aux licenciements collectifs dans le cadre de l’accord dit de la paix du travail (juillet 1937). Bien que celle-ci s’avèrera factice, le système qui se met en place laisse une large place à la gestion paritaire et rentre ainsi parfaitement dans ce modèle conceptuel syndical. 

Le PS Suisse va de son côté suivre le mouvement, car il ne peut pas se mettre en porte-à-faux avec son partenaire central, l’Union syndicale suisse (qui est amplement plus forte qu’aujourd’hui) comme avec ses représentants au Conseil fédéral qu’il a réintégré en 1959.

De plus, il existe alors un anticommunisme virulent au sein du PSS et il était politiquement impossible de concevoir un soutien à l’initiative du PdT. 

L’abandon d’une partie du deuxième pilier aux assurances-vie va mener à un scandale. Vingt milliards de francs vont disparaître des radars entre 1985 et 2000. Comment cela a-t-il pu être possible ?

Durant cette période, la loi obligeait alors les caisses de pension à payer un intérêt obligatoire sur les avoirs de vieillesse — placés sur les marchés — de 4%. Nous sommes alors dans une période où les rendements s’avèrent colossaux et fluctuent entre 6% et 20% en fonction des titres. La question qui va se poser, et à laquelle nous n’obtiendrons jamais de réponse, est  : « Où est passée la différence ? ». 

C’est à ce moment que le monde politique découvre que les assureurs gèrent leurs affaires privées et leurs affaires du 2e pilier sans séparation comptable. Tout est versé dans le même pot, ce qui est complètement invraisemblable. Le vice est que les contrats collectifs gérés par les assureurs relèvent à la fois du droit privé et de la LPP.

Non seulement l’organe de surveillance (l’OFAP) n’a aucune information à cause du secret des affaires, mais elle estime que la transparence n’est pas souhaitable, car nuisible à la concurrence. Les assurances-vie font donc littéralement ce qu’elles veulent des 80 à 120 milliards qu’elles gèrent alors, et des juteux excédent qu’ils rapportent. 

Les seules informations finalement obtenues seront le total d’excédent versé à leurs assurés privés et leurs assurés deuxième pilier durant les quatre dernières années. Ainsi les assurances sont capables de donner ce montant au centime près, mais prétendent ignorer le montant des excédents qu’elles ont elles-mêmes encaissés. Ce n’est absolument pas crédible !

La réponse politique a-t-elle alors été à la hauteur du scandale ?

Les grandes modifications qui suivront le scandale seront d’introduire enfin une comptabilité séparée entre ce qui relève du privé et du deuxième pilier, et de mettre en place ce qu’on appelle la quote-part minimale, à savoir désigner quelle partie des excédents revient aux assureurs (10%), et quelle partie revient aux assuré-e-s (90%). 

C’est là qu’intervient la dernière des entourloupes. Par le biais du Conseiller fédéral Merz en charge des finances, une ordonnance (sans aucune consultation) introduit une définition du terme d’excédent qui favorise outrageusement les assureurs. Les excédents ne signifient pas le bénéfice, comme on pourrait l’attendre, mais le chiffre d’affaires. Ainsi et chaque année, 10% du chiffre d’affaires réalisé sur le 2e pilier tombe dans les poches des assureurs. C’est, dans le domaine des assurances sociales, unique au monde. 

Il est déjà difficilement acceptable de tolérer que des assurances privées jouent le moindre rôle dans des assurances sociales, mais leur garantir un tel bénéfice après s’être rendu compte qu’elles venaient de substituer vingt milliards est pour le moins choquant. Cela montre l’imbrication totale des assureurs dans le système politique. Par sympathie et dogmatisme idéologique, la majorité politique de droite tire à la même corde. 

Le deuxième pilier reproduit et accentue les inégalités entre femmes et hommes. Les rentes des femmes y sont en moyenne 37% plus basses que celles des hommes. Les architectes du système n’avaient-ils pas songé aux écarts de rente ?

Ils n’en avaient totalement rien à faire. Lorsque le système des trois piliers aboutit, nous sommes dans une conception tout à fait patriarcale qui imprègne la conception des politiques sociales. On ne considère pas les individus, mais l’unité ménage. L’épouse, qui reste à la maison, est amenée à profiter du deuxième pilier par le biais de son mari. 

De la même manière, jusqu’à ce que l’assurance-maladie devienne obligatoire en 1994, les primes pratiquées pour les femmes étaient beaucoup plus chères pour ces dernières simplement parce qu’elles donnaient naissance. 

Est-ce que malgré la marge colossale des assureurs et tous les scandales qui ont émaillé le deuxième pilier, peut-on dire qu’il remplit son rôle d’assurance sociale ?

Non pas du tout, c’est probablement une vraie aberration. Je dis « probablement », car c’est en réalité difficile de le savoir précisément. L’OFAS reconnait d’ailleurs qu’elle est incapable de dire si l’AVS et le second pilier assurent ensemble 60% du dernier salaire de la population conformément au mandat constitutionnel. La seule statistique significative est celle des nouvelles rentes, qui n’existe cependant que depuis six ans. La rente médiane de la LPP est plus basse que celle de l’AVS, et ensemble elles sont très loin de constituer 60% du salaire médian, ce qu’elles devraient logiquement couvrir. La réalité, c’est qu’aujourd’hui, 100 francs injectés dans l’AVS engendrent 99 francs de rentes contre 76 francs pour le 2e pilier. 

Depuis 2007, ce dernier est en déficit chronique et compense ce déficit en puisant dans le rendement qui devrait être servi aux assurés actifs. Cette situation est d’autant plus paradoxale que le système atteindra sa pleine maturité en 2025, date à laquelle tous les assurés auront cotisé durant 40 ans (durée réputée suffisante pour payer la rente du deuxième pilier). Ce qui me fait dire que le système est en train d’imploser gentiment, mais sûrement. Face à cette situation, la droite tente d’imposer des remèdes de cheval — comme la baisse du taux de conversion — qui se feront sur le dos des assuré·e·s. Repenser le 2e pilier est une urgence. Seule une victoire dans les urnes sur la 13e rente et face à une hausse de l’âge de la retraite en février permettront de bâtir une dynamique contre les prétendues solutions de la droite. 

Propos requeillis par Léo Tinguely

À lire  : Pietro Boschetti, L’Affaire du siècle, le 2e pilier et les assureurs, Neuchâtel, Livreo-Alphil, 2023.

Cet entretien est paru dans Pages de gauche no 190 (hiver 2023-2024).

Crédit image: Éditions Livreo-Alphil.

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