La Fin de l’homme rouge, une expérience de lecture

Antoine Chollet •

On ne ressort pas indemne de la lecture de La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch. C’est une littérature d’une rare puissance, pourtant fabriquée avec le plus simple des matériaux: les récits de gens ordinaires. L’écrivaine bélarusse, qui a reçu le Prix Nobel de littérature en 2015, travaille toujours de la même manière: recueillir les témoignages d’individus et les retranscrire en s’effaçant derrière leurs histoires (même si elle reste toujours discrètement présente, ne serait-ce que par le choix et l’arrangement des récits à l’intérieur de son livre).


La Fin de l’homme rouge, publié pour la première fois en russe en 2013, veut comprendre ce qui a disparu en 1991, au moment de l’implosion de l’URSS. Cela conduit Alexievitch à embrasser un temps long, remontant au moins à la Seconde Guerre mondiale, expérience fondatrice du nationalisme « soviétique » durant la Guerre froide, puis jusqu’à la chute du régime, et sans doute après aussi. Cette césure dans l’histoire récente de la Russie (et de quelques-unes des autres républiques qui composaient l’URSS) est examinée sous toutes les facettes possibles, mais finit néanmoins par construire une image assez cohérente.

Embarquons-nous dans une traversée de l’œuvre d’Alexievitch aussi subjective que la sienne propre.

La guerre

L’omniprésence de la guerre dans les témoignages est frappante. C’est bien sûr la « Grande Guerre patriotique », comme la Seconde Guerre mondiale est nommée en Russie, qui en est le point de départ, mais, au fil des récits, on s’aperçoit que cet imaginaire de la guerre est articulé à une conception obsidionale permanente de la situation russe qui dépasse de très loin le seul exemple des années 1941-1945.

Cette question sera relancée dans les années 1980 lors de l’invasion de l’Afghanistan, expérience qui revient à de nombreuses reprises dans les témoignages retranscrits dans le livre, puis, peu de temps après la chute de l’URSS, par les deux guerres de Tchétchénie, particulièrement meurtrières pour les civil·e·s.

On comprend, à la lecture de La Fin de l’homme rouge, que les Russes ont vécu pendant des décennies dans la quasi-certitude de l’arrivée imminente d’une guerre, et que celle-ci déterminerait enfin la valeur de leur régime et de leur armée qui en absorbait les meilleures ressources. « On vivait dans une sorte de célébration perpétuelle de la guerre », dit ainsi un témoin.

L’espoir d’un monde meilleur

Si le régime a tenu aussi longtemps malgré ses défaillances, les pénuries permanentes, les immenses restrictions imposées à la population, c’est que cette dernière était animée d’un espoir indéfectible. C’est l’un des enseignements étonnants de La Fin de l’homme rouge pour celui ou celle qui n’a jamais vécu en Russie. Si la bureaucratie du parti savait sans doute le régime sans avenir et n’agissait que pour préserver ses propres avantages, la population, elle, adhérait encore aux promesses du socialisme. « On croyait que demain serait mieux qu’aujourd’hui, et après-demain mieux qu’hier. On avait un avenir. Et un passé. On avait tout ce qu’il fallait ! » La désillusion des années 1990 n’en aura été que plus cruelle, évidemment.

Pessimisme

Tout au long du livre revient l’idée que le pays est comme voué à l’autoritarisme, et qu’il ne se débarrasse d’un tyran, qu’il s’agisse du tsar ou de Staline, que pour se jeter dans les bras d’un autre. « Les Russes ne comprennent pas la liberté, ce qu’il leur faut, c’est un cosaque et un fouet », dit ainsi l’un des témoins, « des montagnes de pains d’épice, et un tsar » dit une autre.

Alors que la Russie s’enfonce apparemment sans fin dans le règne de plus en plus violent de Vladimir Poutine, ces mots prennent aujourd’hui un sens assez sinistre.

La lecture Enfin, une dernière note offre un troublant parallèle avec nos existences pandémiques confinées: l’importance de la lecture. « Pour nous, les livres remplaçaient la vie. C’était notre univers ». La littérature, qui a toujours occupé une place particulière en Russie, l’a conservée sous le régime « soviétique ». Non seulement les gens lisaient beaucoup, mais c’était surtout une véritable lecture collective, car on parlait de ce que l’on avait lu (y compris des lectures interdites comme Chalamov, Akhmatova ou Soljénitsyne par exemple). La Fin de l’homme rouge est la traversée d’un continent, avec ses mille thèmes, ses problèmes non résolus, ses questions lancinantes, mais aussi de nombreux moments de grâce.

À lire : Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement, Arles, Actes Sud (trad. fr. : Sophie Benech), 2013.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 179 (printemps 2020).

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