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«Il faut savoir se battre contre des gens extrêmement décidés…». Entretien avec Charles-André Udry

Charles-André Udry est une figure historique du trotskisme, autrement dit d’un «marxisme critique anti-stalinien», comme il le précise. Animateur des luttes et des idées de la «gauche de la gauche» en Suisse romande, il revient, pour nous, sur son parcours politique.

PdG: Racontez-nous vos débuts en tant que militant

C.-A. U.: J’avais seize ans et vivais en Valais lorsque je rencontrai Albert Dussex, un manœuvre autodidacte. Il était rédacteur du Peuple Valaisan. Il possédait une  grande bibliothèque, remplie d’ouvrages politiques, économiques, entre autres le Traité d’économie marxiste d’Ernest Mandel, paru en 1962. Cet homme m’a appris que des travailleurs engagés, qualifiés d’ «humbles», ont une grande soif de savoir. Ils veulent faire le lien entre le savoir acquis et la lutte pour leur dignité et leurs droits; s’instruire pour mieux se défendre. A son contact j’ai également appris à organiser des réunions dans les sections, pour le PS valaisan, dont j’étais membre.

Une autre rencontre importante fut celle de Clovis Luyet, de Savièse, dirigeant de la FOBB (Fédération des ouvriers du bâtiment et du bois). Luyet m’a appris qu’il faut savoir se battre contre des gens qui sont extrêmement décidés… Car en face, nos adversaires ont un véritable sens de classe. Ils connaissent bien leurs intérêts et se battent pour. Luyet me disait «ils ne doivent pas nous faire peur!» Cela n’a rien d’anecdotique…

Il y eut une autre rencontre. Dussex recevait l’hebdomadaire belge, La Gauche. Son rédacteur en chef était Ernest Mandel, un des dirigeants la IVème Internationale. Je lisais cette publication très intéressante. J’ai décidé d’écrire à sa rédaction. Ainsi, je suis entré en contact avec Mandel et, du même coup, avec le  «trotskisme».

Puis, je suis venu à Lausanne. En 1965, je quittai le PS pour entrer au Parti du Travail (PdT-POP). Je ne partageais pas son orientation, entre autres concernant l’URSS. Mais j’y adhérai, car ils réunissaient une certaine base ouvrière. En son sein, j’ai toujours défendu ouvertement mes idées, entre autres au sein des «Jeunesses progressistes».

Comment par la suite se passa cette adhésion «conflictuelle»?

Des débats ont été ouverts à plusieurs reprises. D’abord, au sujet du Vietnam. Le mot d’ordre  officiel était: «Paix au Vietnam!». D’accord. Mais se posait aussi, dans cette guerre de libération nationale, la question de la victoire émancipatrice d’un peuple, avec et «contre» le PC Vietnamien, marqué par des conceptions staliniennes.

Il y eut mai 68. Je n’ai jamais pensé qu’il s’agissait d’une révolution. Mai 68 c’est avant tout une grande grève ouvrière. L’émergence d’éléments de contre-pouvoir était possible. Le PCF et la CGT ont tout fait contre cette possibilité.

Il y eut un «clash» sur les droits des immigrés, entre 1967 et 1969. D’autres et moi soutenions que le POP devait s’engager pour les mêmes droits entre Suisses et immigrés. La réponse, au sein du parti, avait souvent une tonalité xénophobe: «Tu voudrais un passeport italien?»

Dès juin 1968, nous dénoncions la future intervention militaire soviétique, d’août 1968, en Tchécoslovaquie et avons appuyé les revendications démocratiques et sociales qui s’exprimaient avec force. Le PdT a superficiellement dénoncé l’intervention. Puis, il s’est tu face à la «normalisation».  Son  souci: «quelles répercussions pour les élections?».

Pierre Rieben était responsable de la Voix Ouvrière des usines. On la distribuait régulièrement sur les fabriques: nous y donnions des informations utiles pour les syndicalistes.

Ce qui se passe en Suisse ne peut être séparé des évolutions internationales. Sans cela, le risque est grand de réduire l’engagement militant à de «petites carrières»: on entre au Conseil communal, puis au Grand Conseil, etc…Ce n’était – et ce n’est – pas ma tasse de thé.

Et après le PdT?

Nous nous sommes fait exclure du PdT-POP en 1969. Nous avons créé la Ligue Marxiste Révolutionnaire (LMR), qui existera en tant que PSO jusqu’en 1988. Dès décembre 1973, j’ai travaillé à Bruxelles avec Mandel, pour éditer une revue bimensuelle en quatre langues: Inprecor, organe de la IVe Internationale.

Depuis les années 1980, j’ai aussi travaillé en Amérique Latine. J’y ai tissé de liens solides et y vais assez souvent: pour des réunions syndicales, politiques, de paysans sans-terre.

Comment décrire votre engagement?

L’éthique d’engagement, c’est l’éthique pour la production et la reproduction de la vie, auxquelles la société capitaliste fait obstacle. Ce système, dans son ensemble, fait crever des millions de personnes de faim et de maladie. Il met la planète, avec ses êtres humains, en grand péril.

Il produit une exploitation très dure des salariés·e·s et de la terre elle-même; une exploitation qui s’articule avec des oppressions de genre et de «races». Le chômage de masse et la précarité – après une courte période de 40 ans suite à la seconde guerre mondiale – redeviennent la norme.

Ce système ne permet pas qu’une très large majorité de salarié·e·s puisse s’exprimer, traduire leur intelligence et leur richesse dans la gestion de la société, en commençant sur le lieu de travail.

Tout travail, quel qu’il soit, nécessite de mobiliser bien plus d’intelligence que ce qu’on croit. Or, cette intelligence et cette richesse créative sont constamment sectionnées ou détournées dans le sens d’une co-gestion de la compétitivité, c’est-à-dire de la mise en concurrence des salariés·e·s dans un pays et à l’échelle internationale.

Pour moi, l’éthique d’engagement, se doit de porter sur ces questions. Sinon, ce n’est que des mots. La lutte des travailleurs de CFF Cargo à Bellinzone démontre l’efficacité collective des salariés·e·s ainsi que l’ébauche des traits d’une autre démocratie. Face à cela on voit bien que la politique menée par M. Leuenberger et la direction des CFF allaient détruire, non seulement la vie de nombreuses personnes, mais aussi la créativité de ceux et celles qui font ce travail si important de maintenance des locomotives. Visiter les ateliers CFF de Bellinzone, avec un ouvrier et un ingénieux, revient à toucher du doigt le trésor d’aptitudes inventives du travailleur collectif (du manœuvre à l’ingénieur), comme le disait Marx. Et cette destruction est planifiée au nom d’un impératif: rentabiliser, pour la vendre, la firme CFF Cargo, à la SNCF ou à la DB (chemins de fer allemands).

Hier la LMR, aujourd’hui le Mouvement pour le Socialisme (MPS). Quelle est sa place dans le paysage politique?

Mon souhait: que le MPS œuvre à la création d’une force nationale qui pense et agissent pour que le système soit changé «à la racine». Cela suppose un débat sur: comment y parvenir, au moins dans une dimension européenne? En partant des luttes, des besoins et des droits à reconquérir, tant leur mise en cause est brutale aujourd’hui. Le MPS se doit d’agir pour la recomposition d’une force anti-capitaliste et socialiste, au meilleur sens historique de ce terme. Le PS, dont je respecte des militants, est un parti à orientation social-libérale.

On vous accuse d’un certain sectarisme et vous reproche de pratiquer l’entrisme?

Dans la gauche suisse, il y a une crainte du vrai débat d’idées, alors que c’est justement une de ses tâches: débattre sérieusement, d’autant plus dans une situation complexe. Ici tout se justifie au nom du «pragmatisme». La droite idéologisée en profite.

Par rapport à l’entrisme: les trotskistes très minoritaires ont été réprimés par la droite et les staliniens durant des décennies. Pour survivre et rester en lien étroit avec le «monde réel», ils sont entrés dans partis politiques de gauche. Depuis les années 1960, j’étais contre un entrisme immergé et pour l’«entrisme-sortisme». Entrer, ne pas cacher ses idées, les exprimer. Et prendre le risque de se faire exclure. Dans le PdT-POP, le droit de tendance organisée n’existait pas. Il fallait donc se «méfier». Ce droit existe dans le PS. Qu’en faire? C’est le problème.

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