Raymond Durous nous a quittés le 20 octobre 2018. Il avait fidèlement accompagné notre journal ces dix dernières années, comme rédacteur occasionnel d’abord, puis comme membre du comité de son association éditrice. Il y publie ses premières chroniques en 2007, puis les articles se suivront régulièrement, sur le cinéma italien, le centenaire de la Première Guerre mondiale ou les 50 ans de la catastrophe de Mattmark. Au moment de la parution de son dernier livre, Prendre un enfant par le cœur, et alors qu’il a dû quitter le comité du journal pour des raisons de santé, nous nous étions entretenus avec lui en 2017 sur son parcours et ses engagements.
Raconte-nous ton parcours professionnel.
J’ai commencé comme instituteur dans le village de L’Isle, au pied du Mollendruz, entre 1956 et 1961. Lorsque j’y suis arrivé, les habitant·e·s ont tout de suite su quelles étaient mes positions politiques car j’étais le seul à voter socialiste. Les ouvrières·ers qui y habitaient n’osaient pas le faire !
Ensuite, j’ai suivi les cours de la Faculté des Sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, de 1962 à 1966. Le niveau n’était pas très bon, mais je me souviens de quelques professeurs remarquables comme Jean Meynaud, qui nous initiait à la sociologie politique.
Après cela, j’ai travaillé pendant trente ans au Collège de l’Élysée, et, en parallèle, pendant quelques années à l’école de La Source, où j’enseignais l’introduction à la sociologie aux futur·e·s infirmières·ers. Enfin, après ma retraite, j’ai donné des cours à l’Université populaire de Lausanne pendant une dizaine d’années, qui étaient pour la plupart centrés sur mes nombreux voyages en Europe de l’Est, ainsi que sur les inégalités, les discriminations, les migrations et la maltraitance enfantine.
Pourquoi t’es-tu engagé à gauche?
Tout est parti de mon père, Victor. Celui-ci, immigré italien dont j’ai raconté l’histoire dans mon livre Victor le conquérant, avait rencontré Lucien Tronchet à Genève, ainsi qu’un ouvrier lyonnais autodidacte, qui ont tous les deux fait son éducation politique. Il faisait partie des « commandos » de la Ligue d’action du bâtiment, animée par Tronchet, qui se rendaient sur les chantiers dans les années 1930 à Genève. J’ai été marqué pour la vie par cette figure paternelle, par son immense force mentale et sa volonté inimaginable, presque excessive parfois.
Puis il y a eu d’autres rencontres. J’ai par exemple été très engagé dans la lutte des locataires du Pont des Sauges entre 1969 et 1973, où j’ai rencontré Charles Rosselet (voir ci-dessous). Peu après je me suis investi dans un des comités de soutien à l’initiative de Münchenstein, qui demandait l’introduction d’un service civil et qui a été refusée en 1977. Là j’ai rencontré Arthur Maret, qui m’a aussi beaucoup appris.
Par ailleurs, j’ai beaucoup travaillé avec Freddy Buache, le fondateur de la Cinémathèque suisse, car nous pensions l’un et l’autre que le cinéma était un moyen essentiel de transmission.
Cependant, ni mon père ni moi n’avons été encartés dans un parti.
Tu te trouves à Prague en 68, par hasard?
Oui, je rentrais d’un voyage en Laponie. Dans la ville, la situation était à la fois statique et bruyante. J’ai vu les chars russes, et les soldats qui étaient interpellés par les Praguois·es. La situation était décourageante à cause du déséquilibre des forces en présence, mais cette résistance des Tchèques était en même temps encourageante.
Ma position à l’égard de l’URSS était déjà tranchée. Je me disais socialiste, mais, pour moi, cela allait forcément avec la démocratie. En 1953 par exemple, lors des événements de Berlin Est, mon père était indigné par les agissements d’un gouvernement qui se prétendait communiste et réprimait les ouvrières·ers. Il m’avait alors conseillé d’aller voir ces pays, chaque année, pour en observer l’évolution. Depuis cette période, j’ai fait près de 70 voyages en Europe de l’Est, et je m’y suis tout de suite rendu compte que le système était voué à l’échec par sa désorganisation et son inefficacité. C’était particulièrement clair dans le domaine agricole.
Quelle place la musique a-t-elle joué dans ta vie?
J’ai commencé à chanter des chansons napolitaines, vers 15 ou 16 ans. Depuis ce moment-là, elle y occupe une place primordiale. Au-delà de leurs œuvres extraordinaires, j’ai beaucoup admiré la vie de certains compositeurs comme Mozart, Beethoven ou Schubert. Musicalement, j’ai aussi toujours eu un faible pour Puccini, sans doute à cause de mes origines italiennes… et de la somptueuse beauté de ses mélodies.
Récemment encore, j’ai découvert les symphonies de Chostakovitch, qui sont fascinantes.
Une autre de tes passions est le cinéma, notamment le cinéma italien.
Ce qui m’intéresse surtout dans le cinéma, c’est qu’il permet de montrer les dimensions sociales, politiques, économiques d’un monde sauvage et rude. Dans le cinéma italien, chez De Sica, Francesco Rosi ou le premier Visconti par exemple, j’aime particulièrement sa capacité à exposer des situations inacceptables. Dans Rocco et ses frères de Visconti, le cinéma permet de montrer que les Italien·ne·s du Sud étaient parfois plus mal accueillis à Milan qu’à Zurich ou Lausanne.
Grâce à Freddy Buache et à son travail à la Cinémathèque suisse, nous avions aussi accès aux grands films de l’Est, notamment les films tchèques et polonais, ainsi qu’à la meilleure production venant d’URSS. Ils ont constitué un support pédagogique formidable pour moi.
Tu as beaucoup parlé de l’immigration, notamment italienne, dans tes livres. Qu’est-ce qu’elle représente pour toi?
Compte tenu de l’histoire de mes deux grands-pères, j’ai toujours su que l’immigration, pour beaucoup de gens, est une nécessité. Ces gens auraient voulu rester chez eux, entourés de leur famille, de leurs amis, dans les paysages qui leur étaient familiers, mais ils n’avaient pas le choix et ont dû partir.
Aujourd’hui, l’émigration est sans doute de moins en moins une nécessité politique, mais elle est devenue une nécessité économique. Il y a des gens qui crèvent de ne pas avoir de travail et qui doivent partir en chercher ailleurs. Mais au fond, on s’aperçoit que cette distinction entre « réfugié·e·s politiques » et « migrant·e·s économiques » n’a pas de sens, car ce sont les mêmes contraintes qui les font se déplacer, qui rendent la vie insupportable là où ils et elles sont né·e·s.
J’ai une grande admiration pour les migrant·e·s qui abandonnent leurs racines et qui montrent souvent un courage et une énergie admirables pour s’en faire de nouvelles dans leur pays d’accueil.
Et dans ton travail d’enseignant, auquel tu as consacré une bonne partie de ta vie, quels sont les buts que tu as poursuivis?
Au moment où j’ai commencé à enseigner, je trouvais qu’on nous demandait de faire beaucoup de choses inutiles qui nous faisaient perdre beaucoup de temps. J’ai donc voulu organiser les cours autrement, en liant les différentes disciplines par exemple (français, histoire, géographie). J’ai donc parlé très tôt de questions transversales, comme l’écologie. Je donnais à lire L’utopie ou la mort de René Dumont ou Printemps silencieux de Rachel Carson.
Je voulais faciliter la prise de conscience des élèves en les confrontant à ce qu’il y a de mieux, à des chefs-d’œuvre, qui permettent de mieux faire comprendre certaines choses. Mes choix de livres n’étaient pas innocents bien sûr, mais je n’ai jamais voulu endoctriner. Après le coup d’État de 1973 au Chili par exemple, nous avons passé deux mois sur la question avec les élèves. Je leur avais montré Il pleut sur Santiago, et nous avions aussi regardé des documentaires pour essayer de comprendre ensemble la situation.
Ma hiérarchie ne m’a jamais reproché mes engagements politiques, sans doute parce que les élèves et leurs parents me soutenaient.
Je me suis beaucoup inspiré de la pédagogie de Paolo Freire. J’essayais d’appliquer une sorte de pédagogie humaniste, qui prend place du côté des plus faibles. Cela passait, comme je l’ai dit, par le choix des supports, en privilégiant les plus grandes œuvres du patrimoine, et par un travail sérieux sur les questions que nous abordions avec les élèves. Ce qui m’importait, c’est que ceux-ci prennent conscience de ce qui se passe dans le monde, pour faire reculer l’ignorance, qui est la pire des choses.
Je dirais que l’objectif de l’enseignement est d’ouvrir des portes et des fenêtres aux élèves, et cela ne peut passer que par une attitude respectueuse et, j’ajouterais, cordiale à leur égard. Pour que l’enseignement réussisse, on ne peut se limiter au seul contenu de ce que l’on transmet, il faut aussi une ambiance de classe qui soit favorable. Ça passe parfois par des choses toutes simples. J’avais par exemple quatre heures de sport avec les élèves, ce qui me permettait de construire des liens complètement différents avec eux.
L’ouverture au monde et aux autres que l’éducation permet peut seule rendre les élèves résistants aux conneries qu’on pourra leur raconter plus tard. C’est en développant leur esprit critique à l’école qu’ils et elles pourront ensuite être critiques face aux événements.
Pourquoi as-tu commencé à écrire des livres après ta retraite?
Pour moi il y a une continuité absolue entre l’enseignement et l’écriture. J’avais commencé un peu avant ma retraite pour être précis, à la fin des années 1980, après la mort de mon père. On m’avait alors demandé de parler de l’immigration et j’avais écrit un petit texte sur la question à partir de son parcours, qui a ensuite constitué le début de Victor le conquérant. Puis Michel Moret, le directeur des éditions de L’Aire, m’a dit qu’il fallait maintenant parler d’autres immigré·e·s italien·ne·s, ce qui a donné les deux volumes des Ritals en terre romande.
Comment définirais-tu le socialisme, en tout cas celui dans lequel tu t’es reconnu?
Je vais reprendre ce que mon père me disait. Pour lui, le socialisme a toujours reposé, dès le XIXe siècle, sur la nécessité d’un meilleur partage des richesses et sur l’abomination des inégalités. Il est au fond animé par des idées très simples, comme le fait qu’il devrait être impossible de s’enrichir sur le dos des autres.
J’ai toujours rappelé que toutes les avancées sociales, petites et grandes, que nous avons obtenues en Suisse proviennent de l’engagement du mouvement ouvrier, partis et syndicats confondus.
En plus de cela, on trouve aussi dans le mouvement socialiste la défense de la paix, mais d’une paix juste et équitable.
Enfin, le socialisme rappelle toujours la force du collectif, que plus on est groupé plus on est fort. Aujourd’hui le problème est très concret, car comment faire pour interpeller les plus faibles et les convaincre de se grouper ? Cette question est avant tout liée au travail et à sa rémunération, il ne faut pas l’oublier.
Et là-dedans, comment situerais-tu Pages de gauche et ton engagement dans le journal?
J’ai beaucoup aimé Pages de gauche parce que vous osez dire des choses qui ne se disent généralement pas parmi nos élu·e·s. C’était un plaisir de lire vos textes et de constater votre indépendance. J’avais aussi, bien sûr, du plaisir à écrire de temps en temps sur les sujets que je connais.
J’ai aussi beaucoup aimé les sorties et les repas que nous avons faits ensemble, car ils montraient qu’il existait un rapport confraternel dans ce journal. Et je sais que c’est une chose importante !
En plus, il ne faut pas oublier que vous travaillez tou·te·s à côté du journal. Cela demande un engagement et une motivation que j’admire beaucoup.
Je conclurai en disant que mon engagement dans Pages de gauche m’a permis de mieux comprendre qu’il est grandement souhaitable de conserver précieusement en soi cette conscience de la souffrance de l’autre, sans s’interdire la joie des rencontres et des petits bonheurs partagés.
Propos recueillis par Antoine Chollet et Gabriel Sidler
À lire:
- Raymond Durous, Arnold Moillen, Capitaine Gitan, Vevey, L’Aire, 2007.
- Raymond Durous, Victor le conquérant, Vevey, L’Aire, 2005.
- Raymond Durous, Des Azzuri chez les Helvètes, Vevey, L’Aire, 2007.
- Raymond Durous, Des Ritals en terre romande I et II, Vevey, L’Aire, 2010 et 2012.
- Raymond Durous, Nus parmi les chacals, enfance opprimée, Vevey, L’Aire, 2013.
- Raymond Durous, 50 ans de bourlingue entre Baltique et mer Noire, Vevey, L’Aire, 2014.
- Raymond Durous, Prendre un enfant par le cœur, Vevey, L’Aire, 2017.
La lutte des locataires du Pont des Sauges
Raymond Durous •
Quelques mois à peine après avoir emménagé dans la Cité Pont des Sauges, à la Blécherette, sur les hauteurs nord-ouest de Lausanne, au cours de l’année 1969, les locataires eurent la stupeur d’apprendre en novembre qu’ils allaient subir trois hausses successives de loyer: 10 % en janvier 1970 et en janvier 1971, puis 5,8 % en janvier 1972.
Plus de 200 locataires refusèrent ces hausses de loyer jugées abusives et injustifiées, dues essentiellement à des dépassements importants lors des travaux de construction, alors que la Commune de Lausanne avait cautionné un prêt hypothécaire de 30 millions de francs accordé à la SI Pont des Sauges SA.
Un comité du groupement des locataires du Pont des Sauges fut créé, comité qui estima que l’esprit de la convention signée par la commune et la société propriétaire avait été dénaturé, les logements n’étant plus à l’avenir réservés à des locataires relativement modestes. Le comité des locataires stigmatisait ainsi l’incompétence de la société propriétaire, ainsi que le manque de vigilance des autorités lausannoises.
Ce fut alors le début d’une longue lutte de résistance civile qui allait durer trois ans et demi. Résistance saluée lors de son passage à Lausanne par Jean-Marie Müller, philosophe français apôtre de la non-violence.
Il y eut le lancement d’un référendum (avec 12’000 signatures) rejetant une décision de la Commune de Lausanne jugée inappropriée, puis un important rassemblement populaire à la place de la Palud réunissant près de 2500 locataires. Il faut aussi mentionner les innombrables séances de travail, le rassemblement d’archives et l’élaboration d’une plaquette de plus de 200 pages, sans oublier un procès que nous gagnâmes sur le fond avec notre défenseur Roland Bersier, avocat socialiste talentueux et d’une grande probité.
Ce fut pour tous les membres du comité des locataires du Pont des Sauges une période privilégiée enrichie d’engagements collectifs à la fois solidaires et fraternels, soutenus et encouragés que nous étions par la population, les partis de gauche et l’AVLOCA (Association vaudoise des locataires), comme nous convaincus que le logement ne devait pas être une marchandise, mais un droit inaliénable.
Cet entretien ainsi que l’article de Raymond Durous ont été publiés en automne 2017 dans Pages de gauche n° 165.
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