Erdoğan: le pouvoir de la force brute

Entretien avec Hamit Bozarslan •

Les élections turques qui se tiennent aujourd’hui 14 mai 2023 pourraient bouter hors du pouvoir Recep Tayyip Erdoğan et son parti l’AKP. Afin de souligner l’immense enjeu de ce scrutin, Pages de gauche republie un entretien réalisé au printemps 2021 avec Hamit Bozarslan dans le cadre d’un dossier consacré à répression et aux résistance en Turquie.


Pour replacer les événements des dernières années en Turquie dans une perspective plus large, Pages de gauche s’est entretenu avec Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS à Paris et spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient. Il prépare actuellement un livre sur ce qu’il nomme les trois «anti-démocraties» des années 2020: la Russie, la Turquie et l’Iran.

Dans quel contexte la pétition des universitaires pour la paix a-t-elle été lancée?

Il faut tout d’abord rappeler qu’il existe toute une tradition de pétition en Turquie depuis les années 1960-1970. Ces pétitions sont un moyen, pour les intellectuel·le·s, d’assumer leur responsabilité en exprimant une indignation collective. Dans un contexte autoritaire, c’est aussi une manière de s’adresser à la société tout entière.

La pétition de 2016 s’attaquait à la politique menée par Erdoğan au Kurdistan. À ce moment-là, le contexte était encore relativement démocratique, malgré le processus électoral perturbé de juin 2015. La situation devient ensuite catastrophique, avec une politique de terreur absolue à l’égard de la population, une répression féroce au Kurdistan, aggravée par les attentats djihadistes en provenance de Syrie qui ensanglantent le pays.

2016 représente donc un point de bascule dans l’histoire récente de la Turquie, les lignes de force ont bougé à partir de là. Dans cette séquence historique, la pétition des universitaires pour la paix constitue un ultime sursaut démocratique.

Comment analyser l’évolution politique du pouvoir turc depuis 2016?

Erdoğan a renoué avec les idées qu’il exprimait dans les années 1970, qui mélangeaient complotisme et antisémitisme. Il interprète l’histoire du monde comme une histoire des attaques contre l’Empire ottoman, et conçoit le kémalisme [le régime qui s’installe en Turquie après la chute de l’Empire en 1920] comme un complot occidental et juif.

Ce logiciel politique démentiel était déjà perceptible dans les années 2010, lorsqu’il assurait que la mission historique de la nation turque était de dominer le monde, en étant le bras armé de l’Islam sunnite.

Les grandes manifestations à Istanbul pour sauver le parc Gezi en 2013, la disgrâce de la communauté Gülen, la bataille de Kobané, dans le Kurdistan syrien, en 2014, tous ces événements sont lus comme des attaques de l’étranger contre le pouvoir de l’AKP. La même grille de lecture est utilisée pour expliquer le renversement du pouvoir des Frères musulmans en Égypte en 2013: Erdoğan est convaincu qu’il s’agit d’un complot pour l’affaiblir.

Le mouvement politique kurde a empêché Erdoğan de poursuivre son projet d’invasion de la Syrie, mais en provoquant en retour une guerre totale dans la région, et une crise avec les alliés traditionnels ou ponctuels de la Turquie (les États-Unis, la Russie, l’Allemagne, etc.).

Maintenant qu’il s’est débarrassé des derniers contre-pouvoirs qui lui barraient le chemin, le régime est devenu beaucoup plus répressif.

Il a rallié à sa cause des mouvements politiques d’extrême droite et eurasistes, réintégrant des membres des «escadrons de la mort» des années 1990 dans des milices paramilitaires mises sur pied après le coup d’État avorté de 2016 (Erdoğan se méfiant du pouvoir de l’armée).

Face à cette fuite en avant, la Russie, les États-Unis et l’Union européenne ont capitulé. On assiste donc désormais à une sorte d’hubris chez Erdoğan (une démesure, un sentiment de toute-puissance).

Le régime a donc gagné. L’idée de citoyenneté a disparu et le pouvoir de l’AKP surplombe désormais la société. Dans le même temps, ce pouvoir est devenu une sorte de «bateau ivre». Pour se maintenir au pouvoir, même les régimes autoritaires ont besoin de mécanismes de rééquilibrage (généralement non démocratiques), sinon ils sombrent. Or aujourd’hui, ces derniers ont largement disparu en Turquie, où rien n’arrête la fuite en avant du pouvoir. La conséquence, c’est que le pays connaît une crise économique d’une ampleur inégalée depuis des décennies, que la militarisation du budget de l’État atteint des niveaux inconnus auparavant, et que le pays figure désormais au rang des États voyous, affaiblissant son statut international.

Quel aurait pu être le rôle de l’Union européenne durant ces années?

La réponse de l’Union européenne à la demande d’adhésion de la Turquie a été mal gérée dès le départ. Elle n’était assortie d’aucune exigence démocratique sérieuse, ni sur les Kurdes, ni sur Chypre, ni sur le génocide arménien, pour ne prendre que ces exemples. Quant au pouvoir turc, il a toujours utilisé l’UE de manière purement instrumentale, et s’est placé face à elle dans un bras de fer permanent. La force prime tout le reste dans l’esprit d’Erdoğan, il ne faut pas l’oublier. Dans le cadre des relations avec l’UE, cela s’est traduit dans le potentiel de nuisance de la Turquie, notamment dans le dossier des réfugié·e·s.

L’UE aurait pu agir autrement, mais cette action aurait alors dû dépasser la seule question des négociations d’adhésion. Une autre politique dans le monde arabe, après les révolutions de 2011, en Syrie et en Libye en particulier, aurait pu changer la situation par exemple. De manière générale, il faut bien admettre que la politique occidentale dans la région se décide au jour le jour, sans stratégie globale et sans objectif précis. Ce que l’on peut observer, c’est plutôt l’absence de politique européenne dans toute la région, et pas seulement à l’égard de la Turquie.

Quelles sont les perspectives pour ces prochaines années?

Il est difficile de faire des pronostics, car la situation est très incertaine. Tous les voyants sont au
rouge: l’économie est dans une situation dramatique, les rapports de la Turquie avec ses voisins sont exécrables, la population est fatiguée des affaires de corruption. À mon avis, nous sommes arrivés au terme d’une logique de force, qui devra être remplacée par quelque chose d’autre.

Dans le même temps, Erdoğan est parvenu à dépolitiser totalement la société. Les moyens de mobilisation de ses adversaires, mais aussi de ses soutiens, ont dans une très large mesure disparu ces dernières années. C’est une modification profonde de la situation en Turquie. Erdoğan a instauré un pouvoir qui ressemble à celui prôné par la doctrine classique de l’Islam, dans laquelle le «troupeau» (le peuple) ne doit pas se mêler de politique. Cela conduit à une extrême autonomisation du régime, qui renforce incontestablement ce dernier.

Et pourtant, il ne faut pas oublier qu’il existe encore des espaces de résistance.

Des pétitions continuent à être lancées par exemple. Si la presse imprimée indépendante est très affaiblie, des sites d’information en ligne d’excellente qualité se multiplient, certains étant hébergés à l’étranger. Quant aux universités, durement frappées par des purges après la pétition de 2016, si elles sont dans un état catastrophique, des débats très riches continuent à y avoir lieu. Il en est de même de la création artistique.

La question principale sera de savoir si ces espaces de résistance, qui demeurent extrêmement marginaux aujourd’hui, pourront élargir leur audience ces prochaines années. Par ailleurs, lors des prochaines élections, qui doivent avoir lieu en 2023, plus de 6 millions de nouveaux électeurs et nouvelles électrices vont obtenir le droit de vote pour la première fois. Or ce sont des citoyen·ne·s qui n’ont connu que le régime d’Erdoğan et de l’AKP, et personne ne sait comment ils et elles vont se positionner.

Il y a donc des raisons d’espérer que la cause de la démocratie retrouve quelque force en Turquie, mais elles sont fragiles et encore très incertaines.

Propos recueillis par Antoine Chollet.

Pour aller plus loin: Hamit Bozarslan, «Anti-démocraties et démocraties dans les années 2020», Esprit, n° 468, octobre 2020 ; L’anti-démocratie au XXIe siècle, Paris, CNRS, 2021.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 179 (Printemps 2021).

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