Élections hongroises: «toutes et tous contre Orbán»

Entretien avec Corentin Léotard •

Le 3 avril prochain, le peuple hongrois élira son Parlement. Dans des élections qui s’annoncent d’importance européenne, la population aura la possibilité soit d’accorder un quatrième mandat d’affilée à l’autocrate Viktor Orbán, soit de mettre au pouvoir une opposition coalisée qui promet de rétablir l’État de droit et le pluralisme politique dans le pays. Afin de mieux appréhender ces élections législatives capitales, Pages de gauche s’est entretenu avec Corentin Léotard, qui est rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale et correspondant à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France et Mediapart). Il a récemment dirigé La Hongrie sous Orban aux éditions Plein jour.


Pouvez-vous faire le bilan des douze dernières années consécutives de gouvernement Fidesz en Hongrie?

Depuis le retour au pouvoir de Viktor Orbán en 2010 (il avait déjà été Premier ministre de 1998 à 2002), il a été placé sous le feu des projecteurs internationaux. Ce fut d’abord pour s’être attaqué en 2011 aux médias avec une loi qui redéfinissait de fond en comble le paysage médiatique hongrois et qui se traduisit par la mise en coupe réglée de tous les médias publics et un grand rebattage des cartes dans les privés. Ce texte l’a en quelque sort placé sur la carte européenne, ce qui était une nouveauté pour la Hongrie, qui passait jusque-là sous le radar. Ensuite en 2012, il y eut le changement de Constitution hongroise qui attira, lui aussi, l’attention des médias étrangers. À partir de 2014 et de son fameux discours sur l’illibéralisme, lors duquel il décréta que la Hongrie suivra désormais son propre chemin et prendra ses distances avec la démocratie libérale, tout le monde s’est rendu compte qu’il avait une véritable ambition politique et géopolitique à long terme. En 2015, Orbán se révéla définitivement au monde en s’opposant à l’arrivée de réfugié·e·s en Europe en dressant sa fameuse clôture anti-migrant·e·s. Il est devenu à ce moment un référentiel pour les extrêmes droites occidentales. C’est pour ça qu’aujourd’hui même (le 17 janvier 2022) Jair Bolsonaro est en visite à Budapest et qu’on parle de la possible venue de Donald Trump en mars 2022. Marine Le Pen et Éric Zemmour se battent, eux de leur côté, pour obtenir son soutien dans le cadre de l’élection présidentielle française.

Tout cela valide le constat que nous avions établi dès le départ avec Le Courrier d’Europe centrale. Le cas Orbán n’a rien d’une affaire strictement hungaro-hongroise. L’autoritarisme, qui arrive lentement mais sûrement en Hongrie, ne relève en effet pas uniquement d’une particularité locale ou centre européenne. Si on a pu entendre que les démons étaient de retour dans une Europe centrale vouée à l’autoritarisme, il est nécessaire de constater que c’est un phénomène avant tout européen et occidental. Le Brexit, Donald Trump, le Front national, l’UDC en Suisse peut-être en sont d’autres émanations.

Aujourd’hui le régime a lancé un Kulturkampf, une contre-révolution conservatrice qui n’a d’autre objectif que de balayer tout ce qui reste du libéralisme politique en Hongrie, d’où les attaques permanentes contre la figure de George Soros (Dan Gallin avait pour Pages de gauche en 2018 pris la défense de Soros). Néanmoins, la fameuse Hongrie blanche et chrétienne n’existe que dans les discours d’Orbán. Qui vit en Hongrie sait bien que le pays est beaucoup plus divers que ce que ne veut bien dire son Premier ministre et que la Hongrie ne peut en aucun être qualifiée de chrétienne. La déchristianisation et la sécularisation de la société sont, comme partout en Europe, très avancées. Ça Orbán n’arrive pas à le mettre en cause.

Le gouvernement Orbán mène également des politiques franchement antisociales, non?

Si Viktor Orban est connu pour sa dérive antidémocratique, pour ses atteintes à l’État de droit, ce qui passe trop souvent sous le radar, ce sont les politiques sociales qu’il a mise en place et qui font beaucoup de perdant·e·s. Tout le système fiscal a été mis au service des classes moyennes et aisées. Le Fidesz est toujours présenté comme un parti du peuple. S’il est certes démagogue dans sa manière d’exercer le pouvoir et d’attirer le vote des classes inférieures, son gouvernement roule clairement pour les classes moyennes et supérieures, qui sont véritablement le cœur de la politique d’Orbán.

Il a notamment décrété au début des années 2010 que la Hongrie ne serait plus un welfare state mais un workfare state, ce qui s’est traduit par une loi restreignant énormément les marges de manœuvre des syndicats. Ces derniers n’avaient en plus pas besoin de ça. Ils sont déjà très faibles en Hongrie, car assimilés à l’ancien régime communiste.

La tristement célèbre «loi esclavagiste», comme l’a appelé l’opposition, qui est entrée en vigueur à l’hiver 2018, permet aux entreprises d’imposer un très grand nombre d’heures supplémentaires tout en les payant seulement l’année d’après. C’est une loi qui met véritablement les travailleuses·eurs à la merci de leurs patron·ne·s. Nous nous sommes toutefois rendu compte que la législation n’a pas été appliquée dans les entreprises; elles n’en avaient pas besoin et pouvaient globalement déjà faire à peu près ce qu’elles voulaient. Avec le recul, nous avons constaté que c’était une loi qui permettait avant tout de faire travailler plus longtemps les fonctionnaires.

Un autre aspect aussi, qui relève plutôt de la vision féodale qu’a le Fidesz de la société, c’est l’énorme recours des collectivités publiques aux Közmunkas (travaux d’intérêt public). Actuellement, 200’000-300’000 travailleuses·eurs doivent, pour faire valoir leurs droits à la sécurité sociale et aux allocations familiales, accepter de menus travaux pour un salaire de misère tournant autour de 150€ par mois (le salaire minimum est actuellement fixé à 487€ par mois en Hongrie). Ces petites tâches peuvent être de repeindre la mairie, balayer la voie publique ou encore élaguer les forêts. Les personnes incorporées dans ce programme sont à la merci du ou de la maire·sse, qui décide à son bon vouloir qui peut en bénéficier ou non. Vu de Budapest, cela ressemble à de l’esclavagisme. Ensuite quand on discute avec les gens dans les campagnes, ceux-ci nous répondent que ce système représente quand même une bouée de sauvetage pour eux. S’il est vrai que grâce à ce programme d’emplois publics, certains villages sont désormais mieux entretenus, la philosophie derrière ce système est férocement féodaliste et certainement pas émancipatrice.

Dans quel contexte se dérouleront les prochaines élections législatives hongroises?

Les élections primaires de l’opposition en septembre-octobre 2021 ont donné une bouffée d’air à la démocratie hongroise. Elles ont été suivies par beaucoup de monde. Sur les deux tours, 800’000 personnes se sont mobilisées, ce qui est énorme par rapport aux huit millions d’électrices·eurs. Depuis, il faut toutefois bien dire que le soufflé est beaucoup retombé. Le contexte sanitaire a mis une chape de plomb sur la vie démocratique; il n’est pas facile de se réunir et de rencontrer des gens en plein hiver et avec le Covid. J’espère que le mois de mars sera mis à profit pour relancer la machine et aller à la rencontre de la population, en particulier en province. Budapest est acquise à la gauche, ce n’est pas le problème.

Si la belle dynamique de la primaire semble pour le moment cassée, le Fidesz, qui a la main haute sur l’appareil d’État, distribue depuis généreusement des aides fiscales à tout le monde. Il supprime notamment l’impôt sur le revenu pour les jeunes de moins de 25 ans, redonne un 13e mois de retraite, met sur pied tout un paquet de mesures fiscales à destination des familles, augmente les salaires dans la fonction publique et fait encore grimper le salaire minimum de 20%. Avant de voter, tout le monde aura une bonne raison économique de soutenir Orbán.

Pouvez-vous rapidement décrire le système électoral hongrois?

Les élections législatives du 3 avril prochain sont capitales, car ce sont elles qui définiront la couleur du Parlement et donc du Premier ministre. C’est ce même Parlement qui désignera le Président. La république hongroise fonctionne selon un régime strictement parlementaire, même si celui-ci a été un peu dévoyé par Orbán qui en a presque fait un régime semi-présidentiel (comme en France par exemple).

Les Hongrois·e·s placeront donc deux bulletins dans l’urne: un pour une liste partisane, Fidesz ou opposition, et l’autre pour un député·e local·e. Sur 199 sièges, 106 sont remplis à travers les circonscriptions électorales locales et 93 le sont à la proportionnelle nationale. C’est ce mode de scrutin, à un seul et unique tour, qui oblige l’ensemble de l’opposition au Fidesz à se rassembler sous une bannière commune: de l’ancien parti d’extrême droite qu’est le Jobbik aux écolos et sociaux-démocrates, en passant par les partis libéraux.

Ce système a également pour particularité d’accorder une lourde prime au vainqueur. Si le Fidesz a obtenu lors des dernières élections un peu moins de 50% des voix, cette prime lui a permis d’obtenir une majorité des deux tiers, donc de gouverner avec les mains libres et tout en pouvant amender la Constitution selon son bon vouloir.

Comment et pourquoi l’opposition a-t-elle pu s’unir sous la bannière du conservateur indépendant Péter Márki-Zay?

Lors des mobilisation d’hiver 2018-2019 contre la loi esclavagiste, tous les partis, Jobbik y compris, et les syndicats ont coopéré afin d’essayer de faire échouer la loi. Pour la première fois, il y a eu vraiment une coordination massive et intégrée de toutes les forces d’opposition du pays. Même si le mouvement s’est terminé sur un échec, il a démontré qu’il était possible de travailler ensemble.

Avant ça encore, le Jobbik avait été la cible d’attaques abusives en justice. L’État réclamait une très lourde sanction financière qui aurait mis à mal le parti. Les partis de gauche ont alors manifesté avec le Jobbik devant le quartier général du Fidesz. Ces premiers se sont bien rendu compte que ces poursuites étaient politiquement motivées et qu’ils seraient les prochains sur la liste.

La réunion électorale de l’ensemble de l’opposition est basée sur le constat simple que l’ennemi commun et la véritable menace pour la démocratie hongroise, c’est le Fidesz. En outre, plus l’opposition tergiverse, plus Orbán aura mis en coupe réglée l’économie, les médias et l’État et plus il sera difficile de le déloger du pouvoir. Actuellement, le Fidesz, c’est l’équivalent du parti unique du régime communiste.

En 2014 et 2018, lors des deux dernières élections législatives, les forces anti-Orbán ont subi de très lourdes défaites électorales. Elles n’avaient tout simplement plus d’autres choix.

Sous quel programme l’opposition a-t-elle pu se coaliser?

Le programme de l’opposition, c’est toutes et tous contre Orbán. Le principal dénominateur commun entre tous ces partis assez différents, c’est le rejet d’Orbán. L’idée est de rétablir l’État de droit ainsi qu’un jeu démocratique sain, qui permettra par la suite à chaque formation politique de suivre sa voie et au pluralisme politique de reprendre vie.

L’opposition unie compte également taxer à nouveau réellement les hauts revenus et les entreprises, car il faut savoir que la Hongrie est actuellement un quasi-paradis fiscal. Elle projette aussi de refondre le système d’allocations familiales, qui discrimine les familles pauvres ou sans emplois, donc souvent roms. Le maire de Budapest, Gergely Karácsony, qui est un écologiste de gauche, à réussir à inscrire dans le programme de l’opposition l’organisation en cas de victoire d’un référendum sur le prolongement des allocations chômage de trois mois à six ou neuf mois. La coalition anti-Fidesz dispose tout de même d’un début de programme social, même si elle a énormément de mal à le faire entendre, parce qu’elle a relativement peu accès aux médias en dehors d’Internet.

En revanche, je ne pense pas qu’il faille se concentrer sur le candidat commun au poste de Premier ministre Péter Márki-Zay. Même si c’est un conservateur chrétien, ce sont essentiellement les rapports de force au sein parlement qui définiront ce que sera l’opposition en cas de victoire.

L’opposition unie a-t-elle la moindre chance de vaincre le Fidesz d’Orbán?

Elle a indéniablement une chance et celle-ci est plus grande qu’en 2018 ou en 2014. La semaine dernière, Márki-Zay a avancé qu’il se donnait à peu près 40% de chance de réussite. C’est peut-être un peu optimiste, mais disons qu’à la louche il a une chance sur trois de gagner. Toute la question va être de savoir, si la très forte inflation grignote les mesures sociales électoralistes du Fidesz ou pas. Cette coalition hétéroclite est porteuse de nombreuses incertitudes, qui jouent en faveur du gouvernement. Orbán dispose deux millions d’électrices·eurs qui le soutiendront religieusement quoi qu’il fasse, néanmoins pour gagner les élections il en faut un peu plus. Tout dépendra des personnes pas convaincues par Orbán, mais qui pourraient voter pour lui, car ne faisant pas confiance à l’opposition pour améliorer leur sort.

Comment la gauche magyare a-t-elle pu rejoindre une coalition comprenant le Jobbik, une formation politique volontiers qualifiée de néo-nazie?

Le Jobbik était un parti authentiquement néonazi; c’est clair et net. Je les ai vus à la manœuvre dans les campagnes faire des coups de force dans des villages roms avec leur Magyar Gárda (Garde hongroise), qui était une milice, certes désarmée, mais une milice tout de même. C’était un parti néonazi, anti-homosexuel·le·s et antisémite, mais surtout anti-rom·e·s.

Depuis 2014, la formation — sous l’impulsion de Gábor Vona, son dirigeant historique — a cependant pris ses distances avec son passé. Si elle a compris qu’elle ne prendrait jamais le pouvoir avec des idées aussi extrémistes, il y a à mon avis une certaine dose de sincérité. Le Jobbik était également un mouvement contre-culturel de jeunes qui s’est assagi avec le temps. Faire le coup de poing n’intéressait plus du tout Vona — qui s’est retiré après la défaite de 2018 au profit de Péter Jakab qui suit depuis sa ligne.

Gábor Vona avait également promis que le Jobbik ne discriminera jamais une personne sur la base de sa sexualité ou de son origine ethnique. Désormais le parti est pro-européen, serait même potentiellement enclin à adopter l’euro et voudrait intégrer le Parti populaire européen (PPE), dont le Fidesz a été exclu. Vona a même commencé à souhaiter bonne Hanoucca aux personnes juives. Si ce virage s’est traduit par certaines purges, il ne suffit évidemment pas de gratter beaucoup pour trouver des cadavres dans le placard. J’imagine qu’avant les élections, le Fidesz qui dénonce l’alliance de l’opposition avec ce parti, réussira à déterrer sans trop de mal des photos de telle ou tel député·e effectuant un salut nazi lors d’une soirée ivre il y a dix ans (l’hypothèse s’est d’ailleurs concrétisée entretemps).

Je pense néanmoins que le Jobbik est sincère quand il affirme vouloir chasser Orbán du pouvoir pour rétablir la démocratie, parce qu’il est de fait victime des atteintes à l’État de droit opérées par le Fidesz. Comme les autres formations politiques, il est constamment diffamé dans la presse et a été attaqué par des tribunaux de manière injustifiée.

Du côté de la gauche, cela a évidemment été un dilemme. De nombreuses voix — dont celle de la très respectée philosophe Agnes Heller — se sont élevées pour affirmer que sans la coopération avec le Jobbik, qui est bien implanté dans les campagnes, il est impossible de battre Orbán. Petit à petit, tout le monde s’est rallié à l’idée qu’au vu de la situation politique et qu’étant donné que le Fidesz mène une politique d’extrême droite et que le Jobbik a donné beaucoup de gages, il n’y pas d’autre option. Cela ressemble un peu au scénario israélien, le toutes et tous contre Netanyahu qui a rassemblé une authentique extrême droite avec la gauche.

Quel est l’état des forces de la gauche hongroise?

La gauche reste marquée par sa gouvernance tout à fait néolibérale des années 2000. Celle-ci a laissé de côté beaucoup de gens et s’est terminée par une crise politique en 2006, suivie d’une crise économique terrible dont le peuple continu de la tenir pour responsable, ce dont elle est en partie. À l’époque, les banques vendaient comme des petits pains des prêts en francs suisses et quand la crise des subprimes a touché la Hongrie, le pays — du ou de la simple citoyen·ne jusqu’au sommet de l’État en passant par les municipalités — s’est retrouvé en banqueroute et endetté jusqu’au cou avec des crédits irremboursables parce que le forint (la monnaie hongroise) s’était effondré et que le franc suisse était devenu une valeur refuge. Le Fonds monétaire international (FMI) est alors intervenu et un plan d’austérité a été voté par un gouvernement technocratique intronisé par la gauche. Ces évènements, le Fidesz les rappelle en permanence: si vous ne votez pas pour nous, ce sera le retour à l’époque lors de laquelle vous vous êtes fait sucrer votre treizième mois de retraite et vos crédits en francs suisses ont explosé parce que la gauche était acoquinée avec les banques internationales.

Si les différentes formations de gauche sont additionnées, elles représentent moins d’un quart de l’électorat. La gauche hongroise subit de plein fouet le phénomène européen de déclin de la social-démocratie.

Propos recueillis par Joakim Martins.

Pour en savoir encore plus sur la situation hongroise, Pages de gauche vous recommande de vous abonner au journal en ligne indépendant Le Courrier d’Europe centrale ou d’acquérir la très belle et riche galerie de reportages La Hongrie sous Orban publiée aux éditions Plein jour.

Crédit image: I Do Nothing But Love sur Unsplash.

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