Diagnostic d’un fascisme moyen

Guillaume Guenat •

Avec ses 30’000 habitants, Yverdon-les-Bains se targue d’être une ville « à échelle humaine », une ville moyenne avec ses problèmes moyens. Une ville modeste, au développement industriel révolu, tiraillée entre Lausanne et Neuchâtel. Une ville qui se traîne une réputation grisonnante, alimentée tant par la météo que par les faits divers. Or, il s’en est fallu de peu pour que la ville prenne une nuance gris-brun. Au second tour d’une élection municipale complémentaire — à un an des communales — se sont affrontés Julien Wicki, le chef de groupe socialiste et POP, aussi porté par les Vert·es et Solidaires, et l’ancien président de l’UDC locale, aujourd’hui indépendant. Si la gauche est sortie victorieuse dimanche avec près de 52% des voix, la virulence de la campagne et le score du candidat d’extrême droite, 43,4%, doivent interpeller. La tension du contexte, menant jusqu’à des mesures de protections policières pour deux des actuels municipaux, a bien dépassé les proportions habituellement connues à cet échelon. Le temps des élections étant momentanément suspendu, un diagnostic s’impose.

Alors même que tout l’enjeu gravite autour de la réussite du candidat d’extrême droite à s’imposer au cœur du débat et à offusquer les propositions de gauche, cet article assume de ne pas le nommer et regrette de participer malgré tout à son aura. Cela dit, affirmer que la violence du débat est le fruit d’une méthode volontaire, assumée et directement inspirée d’un trumpisme appliqué au niveau local nous force à établir des instruments d’endiguement et de lutte efficaces.

Diagnostic d’une rhétorique : occuper et brouiller le terrain

Depuis son élection en 2016, ce conseiller, exclu de son ancien parti en 2024, se constitue comme une figure politique et médiatique locale d’opposition et de « disruption ». Assumant une posture démagogue, il attaque tant la municipalité (de gauche comme de droite) que les conseiller·ères communaux·ales. Jusque là, c’est de bonne guerre dirait-on : le rôle sain que devrait revêtir une opposition. Sauf que, comme conseiller et comme candidat, ses méthodes témoignent d’une violente et bien huilée technique de parasitage des institutions.

Les procès-verbaux des séances du conseil communal peuvent en témoigner : ses prises de paroles — nombreuses, souvent très longues (et qui ne veulent pas toujours dire grand-chose) — lui ont permis d’occuper le terrain. Cet enjeu est d’autant plus saillant qu’il est dépourvu de groupe. Ses meilleures armes : les provocations. Souvent dirigées contre des femmes, elles consistent en des attaques personnelles, des insinuations odieuses, voire mensongères, bref, du troll.

Or, l’indignation et les réponses qu’elles génèrent lui permettent de maintenir efficacement l’attention sur sa personne et de mettre à l’agenda ses thématiques. En l’occurrence la question du deal de rue s’est vite imposée comme un sujet fructueux. D’une part c’est une vieille rengaine, porteuse et portée médiatiquement. Elle s’inscrit dans les problèmes d’image de la ville et, s’agissant de la forme la plus précaire du trafic de stupéfiants, elle permet d’identifier deux populations marginalisées comme boucs émissaires : les « dealeurs·ses noir·e·s de la gare » et les personnes toxicodépendantes. De l’autre, malgré sa complexité, c’est un phénomène facilement rabattable à des enjeux de sécurité (notamment via la géographie du phénomène : front de gare, près d’un parc de jeux et d’une école). C’est le terreau parfait pour promouvoir les solutions expéditives, souvent simplistes, répressives et ultra violentes (détérioration des conditions de détention ou création d’une parapolice), face à des inquiétudes légitimes, mais aussi exacerbées. Et vu que la ville n’applique pas ces mesures qui pourtant paraissent si simples et si évidentes, il ne reste plus qu’à l’accuser d’inaction voire de naïveté et de déconnexion…

Là où la stratégie est perverse, c’est qu’une fois les provocations lancées, ses adversaires se sentent forcés d’intervenir et de venir sur son terrain, seulement pour découvrir qu’il est miné. C’est là que le piège se referme : chaque réponse est l’occasion d’en rajouter, comme un écho qui grossit à chaque fois qu’il rebondit. L’objectif est de faire du bruit, son bruit, matière première qu’il modèle pour se construire comme seul interlocuteur d’opposition. Un bruit qui rend inaudibles toutes les actions menées tant par la municipalité que par le reste du conseil communal et qui rend inopérantes toutes les thématiques portées par la gauche. Ainsi s’effacent les avancées et les propositions autour de la politique d’accueil de jour, de la gratuité ciblée des transports publics, de la lutte contre la précarité menstruelle, de l’accueil des personnes victimes de violences sexuelles et sexistes, d’accessibilité de la culture, de la dynamisation du centre-ville, des aides pour les commerces locaux…

Absorber et retourner la critique

De plus, ces joutes verbales fonctionnent comme un réservoir médiatique lui permettant de se mettre en scène comme un homme fort d’opposition grâce à une maîtrise habile des médias sociaux, notamment Tik Tok et Facebook. Il s’est par exemple arrogé un espace virtuel dédié via la création et l’administration — avec l’un de ses plus proches acolytes — d’une copie confusante et « non censurée » d’une autre page Facebook « t’es d’Yverdon si », format bien connu des romand·es. Avec plus de 7000 membres, cet espace réservé lui a servi de caisse de résonance, déliée des contraintes de la page originelle. Pourtant, l’observation de cette page, où la censure est malgré tout effective dès qu’il s’agit de publications de ses adversaires, montre un contenu alimenté par de nombreux faux profils, avec parfois du texte généré par intelligence artificielle, des comptes anonymes, voire étrangers à la ville et même du pays. Ces éléments participent à une inflation — en partie artificielle — du capital politique du candidat qui à son tour a permis de créer une sensation de débordement pour les forces politiques traditionnelles, plutôt dépassées sur le terrain numérique. Si cela interroge sur les ressources et les réseaux du candidat indépendant pour alimenter à la fois ces groupes, mais aussi le reste de sa campagne, il faut reconnaître l’efficacité de la stratégie pour déplacer l’attention sur ces espaces virtuels, produire un sentiment de désarroi voire de panique chez ses adversaires et en user les forces et la santé mentales. Cela dit, il faut noter que le cap fixé lors de la campagne de gauche de maintenir les forces sur le terrain, dans les rues, y compris les quartiers a permis de ne pas se faire intégralement happer par le piège numérique.

Car c’est un terrain sur lequel le candidat indépendant a la main forte et où l’argumentation semble inutile tant sa persona est devenue inattaquable : peu importent les rappels à l’ordre, les procès, les condamnations : elles sont devenues les gages d’un opposant au système. Peu importe la vulgarité ou la violence, elles sont devenues gages d’une franchise populaire que l’on voudrait censurer. Peu importent l’incohérence du discours ou l’incompétence du bonhomme : elles sont devenues les gages d’un homme du peuple. De quoi alimenter le récit d’une gauche déconnectée des vraies gens.

En somme, il s’agit d’une rhétorique d’extrême droite classique, teintée de logique conspirationniste victimaire toujours prête à absorber et à retourner la critique. Elle exploite des personnes et des communautés chauffées à blanc sur des thèmes sécuritaires ciblant des boucs émissaires marginalisés. Et cette stratégie est vicieuse, car la partie semble gagnée d’avance. C’est le code de triche du jeu politique : soit ses adversaires entrent dans son jeu et il gagne en crédit politique, soit ils le refusent au risque de prêter le flanc à la critique de déconnexion voire de mépris. Pile il gagne, face ils perdent.

Diagnostic d’un résultat

C’est une tension qui doit absolument appeler à une réflexion globale vu que ces méthodes et leur succès à l’international ont le vent en poupe. Malgré une victoire du candidat socialiste, le conseiller indépendant totalise plus de 40% des voix lors du second tour, soit plus de 10 points que lors du premier tour. Cette campagne marquera la politique locale, mais risque de faire des émules en ayant ouvert vers la droite la plus décomplexée le champ du dicible et du faisable en envoyant un signal : la virulence populiste, ça paie, même au niveau local, même en Suisse, même sans le soutien explicite et logistique des partis traditionnels. C’était sans doute là l’enjeu qui méritait autant d’agressivité pour une complémentaire à un an des communales : pour le conseiller, s’exposer comme force incontournable, couper l’herbe sous le pied de la droite d’opposition et désorienter les forces de gauche en les submergeant.

Nul doute que dans ces 43% il y avait une part complètement acquise au candidat d’extrême droite, mobilisée sur le long terme. De même, il faut aussi compter sur une partie du report de voix de la droite, qui n’a donné aucune consigne de vote (malgré les attaques répétées du candidat sur ses propres municipaux). Il faut aussi bien sûr tenir compte d’une partie de vote sanction contre la majorité sous une forme d’opposition nonchalante, qui voit dans les positions disruptives du candidat un moyen de « bousculer » un statu quo.

Cela dit, ces résultats doivent être rapportés au taux de participation : 36,7%. Une participation marginalement plus élevée qu’en 2021 (respectivement 35,2% et 32,9% aux premier et second tours), malgré le manque de votation fédérale. Une abstention de quasi 65% qui doit rappeler qu’en définitive, le candidat indépendant a été soutenu par environ 16% des inscrits et environ 10% des habitant·es (contre 20% des inscrits et 13% des habitants pour le candidat socialiste). Il faut donc premièrement relativiser la force politique de tous les camps et surtout nous empêcher de projeter une adhérence aux positions portées par tel ou tel candidat aux « yverdonnois·e·s » dans leur ensemble. Dans leur ensemble, les yverdonnois·es n’avaient soit pas le droit de vote, soit un désintérêt pour cette votation. Ainsi, la tentation pour la gauche de bouger à droite afin de donner des gages à cet électorat reviendrait à remettre le pied dans un terrain miné.

Complicité avec le « trublion »

Cela dit, cette abstention est un signe évident et peu surprenant d’anesthésie politique à une échelle pourtant où la démocratie institutionnelle est la plus à portée des citoyen·nes, et cette anesthésie fait le lit des méthodes trumpistes fascisantes. En effet, elles savent bien qu’elles ne soulèvent pas — par habitude ou par lassitude — d’opposition et qu’elles peuvent compter sur une forme d’acceptation passive, un ventre mou politique, qui contraste avec des bases acquises très facilement mobilisables. Cette anesthésie est certes multifactorielle, mais dépend sans doute aussi d’une difficulté à voir et nommer le phénomène et à l’inscrire dans une mouvance réactionnaire, autoritaire et fascisante qui travaille le corps social depuis des décennies et dont les Trump (États-Unis), Bolsonaro (Brésil), Meloni (Italie), le candidat indépendant et Weidel (Allemagne) en sont les manifestations.

À ce titre, les médias traditionnels, y compris locaux, ont une part de complicité (voir l’article « Banaliser par les médias » de Pages de gauche du numéro 193 sur le fascisme). Sans doute pétri d’un souci d’impartialité, visant notamment à ne pas se mettre à dos des notables locaux et la bourgeoisie du coin qui a déjà montré en quelle mesure elle pouvait faire tomber des têtes dans une presse locale en difficulté, elle a affublé le conseiller indépendant du surnom de « trublion » de la scène politique yverdonnoise. 

Pourtant, loin d’être neutre et objectif, cet euphémisme, avec sa connotation de cancre de cour récréation ou de coquin farceur plein de malice, a complètement joué dans la rhétorique trumpiste de l’ancien président de l’UDC, alors même qu’il cherche à se positionner comme un politicien hors des clous, persécuté par le système qu’il chercherait à bousculer. Cette critique tiède, voire affectueuse, renvoie dos à dos les différentes parties, qui auraient été équitablement responsables dans le délabrement du débat politique et manque de nommer les choses.

Résistances et propositions au niveau local

Les parallèles historiques sont toujours hasardeux, mais le coup d’État en cours aux États-Unis ne laisse plus de choix aux euphémismes et tergiversations : l’extrême droite — le fascisme — pousse et s’infiltre partout. Les digues cèdent, les unes après les autres. Et alors qu’on pourrait penser qu’il ne s’agit que d’un phénomène lointain, qu’on aurait le temps de voir venir, que nos institutions et un certain « bon sens » helvétique nous en immuniseraient, la complémentaire yverdonnoise nous prouve le contraire. La méthode trumpiste fait des émules ici aussi il faut se servir de ce cas pour en tirer les leçons nécessaires. Il ne s’agit pas que d’un phénomène extrême ou extrêmement lointain. Nous devons prendre la mesure de la présence de ce fascisme moyen, moyennement présent et moyennement qualifié.

La victoire électorale de dimanche est réjouissante. Loin de la « machine de guerre socialiste » décriée par son adversaire, Julien Wicki a mené une campagne humaine, digne, privilégiant le travail sur le terrain, le dialogue, l’écoute, appuyé par des militantes et militants qui ont beaucoup donné, malgré le climat envenimé, les menaces, le harcèlement. Mais cette victoire est de courte durée : les prochaines échéances sont bientôt et pourtant il faudra amorcer une réflexion collective sur le mouvement historique en cours en dehors des seuls cycles électoraux. Quels outils avons-nous à disposition, au sein des partis et dans le cadre de politiques publiques, pour lutter efficacement ? Comment sortir, collectivement, de la stupeur et du désarroi ? Comment contrer ces méthodes sans jouer leur jeu ? En quelle mesure des formes d’éducations politiques et populaires doivent être remises en place ? Quelles rhétoriques, récits, imaginaires et projets proposer pour sortir de l’anesthésie politique ? Bref, comment mobiliser le collectif pour créer les cercles de solidarité et de résistance dans le monde, y compris la Suisse moyenne, aura besoin dans les prochaines semaines ?

Image : Damien Hirst, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, 1991.

Crédit image : Chaostrophy

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