Rüştü Demirkaya •
Avec la publication de son numéro 188, Pages de gauche publie ici en libre accès la version longue de l’article de Rüştü Demirkaya au sujet des dernières élections turques qu’il contient.
Plusieurs mois se sont écoulés depuis les élections en Turquie et pourtant, les débats restent intenses. Étant donné que des élections locales sont également prévues pour mars 2024, ces discussions sont susceptibles de s’intensifier.
Deux camps que tout oppose
Lors des élections, deux grandes alliances opposaient deux principaux courants de pensée. D’un côté, il y avait celles et ceux qui étaient en faveur d’une modernisation du pays, tandis que de l’autre se trouvaient celles et ceux qui étaient sceptiques quant à cette idée, se considérant comme les gardien·ne·s d’un héritage. Les deux parties soulignaient l’importance cruciale de cette élection. L’Alliance nationale, menée par le CHP, prônait la restauration d’une société moderne, basée sur des institutions et des lois fiables, reposant elle-même sur un État de droit, ainsi que le respect des libertés fondamentales et de l’égalité devant la loi. En contraste, l’Alliance du Peuple, dirigée par l’AKP (le parti d’Erdoğan), aspirait à préserver un système conservateur et patriarcal, sous le slogan «National et Local» (Yerli ve Milli).
Il est important de ne pas réduire cette opposition à un simple débat sur un système gouvernemental ou à une dichotomie entre démocratie et autocratie. Les enjeux sont bien plus profonds. Le bloc dirigé par Erdoğan, en qualifiant l’opposition de «non-nationale et non-locale», souhaitait clairement établir un ordre dans lequel celles et ceux qui relèvent du «national et local» bénéficieraient de privilèges. Cette volonté encourage le développement d’un sentiment d’appartenance chez celles et ceux qui estiment pouvoir retirer des bénéfices économiques et sociaux de ces politiques au détriment des Kurdes et des autres ethnies ou populations stigmatisées et marginalisées. Cette mentalité, qui peut aussi être décrite comme le fait d’accorder des privilèges aux Turcs musulmans sunnites, trouve ses racines dans l’histoire de l’Empire ottoman. Barış Ünlü explore ce sujet en détail dans son livre Le contrat de Turcité (Türklük sözleşmesi). Il ne serait ainsi pas abusif d’affirmer que la tradition ottomane d’octroi aux musulmans d’avantages dans tous les aspects de la vie et de disqualification de toute réforme égalitaire en tant que «soumission aux infidèles» trouve un équivalent moderne dans le slogan inlassablement répété par Erdoğan.
Cette stratégie visait non seulement à capitaliser sur l’élan du nationalisme turc, mais avait également pour objectif de catégoriser certains individus et groupes en raison de leurs pensées, comportements, habillements et préférences comme ne relevant pas «national et du local». Dans cette rhétorique, «nous» fait référence aux Turcs/Musulmans/Sunnites/hommes, alors que celles et ceux qui remettent en question cette identité sont considéré∙e∙s comme autres. En qualifiant par exemple ses adversaires de «partisan∙ne∙s des LGBT», Erdoğan et ses allié∙e∙s cherchaient à les discréditer, tout en prétendant justifier le statut privilégié accordé à celles et ceux qu’elles et ils considèrent comme faisant partie des «leurs». De même, en lançant des appels en faveur de la réintroduction de la peine de mort, comme elles et ils l’ont fait pour l’ancien coprésident du HDP Selahattin Demirtas, elles et ils voulaient faire passer le message que quiconque s’oppose à leur vision de la turcité serait puni·e.
Une opposition trop peu cohérente
Il est essentiel que les forces de l’opposition en Turquie s’attellent à comprendre et à combattre cette réalité. Bien que ce phénomène soit largement connu, le véritable obstacle réside dans la réticence à admettre la dangerosité de la situation. Une profonde déception hante les rangs de l’opposition, qui se demande comment les gens peuvent continuer à faire de tels choix politiques. Beaucoup pensaient que le départ d’Erdoğan était inévitable compte tenu des conséquences évidentes de ses actions et étaient confiant·e·s dans la possibilité de renverser le gouvernement. Cela aurait pu arriver si les élections portaient sur des résultats politiques plutôt que sur un ordre établi. L’opposition s’était engagée à changer radicalement cet ordre, promettant de mettre en place un régime démocratique et parlementaire respectant pleinement les libertés fondamentales, l’égalité devant la loi et fondée sur un État de droit. Cependant, elle n’a pas été en mesure de présenter un argument convaincant pour le changement qu’elle préconisait, faute de cohérence et de clarté dans sa vision. Il est difficile de croire en la sincérité d’une alliance qui prétend vouloir établir ces principes, mais refuse d’inclure le HDP (Parti démocratique des peuples, un parti de gauche pro-kurde) dans ses rangs sans justification logique. Cette incohérence est renforcée par l’adoption tacite par l’opposition de raisonnements portés par l’AKP, tels que «branche du PKK (Parti des travailleuses·eurs du Kurdistan), affiliée au terrorisme».
Le courant nationaliste du CHP déteste effectivement le HDP. Le nationalisme turc marginalise le HDP qui a servi de voie de représentation politique pour la majorité des Kurdes pendant près de quarante ans. En plus de prendre cette direction, la large faction nationaliste du CHP cherche à gagner des points dans les sondages en critiquant les réfugié∙e∙s syrien∙ ne∙s et afghan∙e∙s. Il faut reconnaître que le nationalisme, par sa nature, est en contradiction avec les principes de droits fondamentaux, d’État de droit et de démocratie, et ne peut y adhérer que de manière superficielle.
Ainsi, l’ambition démocratique du programme du CHP, dominée par cette tendance nationaliste, n’est ni cohérente ni porteuse d’un changement significatif. Que ses critiques du régime actuel ne tournent quasi exclusivement qu’autour de la remise en question du statut «d’homme fort » est également révélateur de ce manque de substance. De plus, même dans ce cadre de pensée là, les échecs des politiques étrangères d’Erdoğan, en particulier les impasses militaires dans lesquelles il se trouve en Irak et en Syrie, sont rarement mentionnés, probablement en raison de cette sensibilité nationaliste et au fait que dans ces régions des populations kurdes sont souvent stigmatisées en tant que terroristes.
Une hostilité historique au CHP
Ainsi, pour comprendre pourquoi l’Alliance nationale, et principalement le CHP, a été défaite, il est essentiel d’examiner ses fondements. Le CHP a tenté de contrer la campagne de l’AKP, qui visait à marginaliser et presque diaboliser celles et ceux qui voteraient pour l’opposition, en adoptant un discours inclusif envers l’ensemble de la «nation turque», considérant tou∙te∙s les citoyen∙ne∙s, indépendamment de leur origine ou de leurs convictions, comme ayant des droits égaux, un nationalisme civique somme toute. Mais il existe dans la société turque une hostilité enracinée envers le CHP. Cette hostilité trouve son origine dans les efforts modernisateurs de l’Empire ottoman, qui étaient perçus par certain∙e∙s musulman∙e∙s comme une menace à l’encontre de leur statut privilégié. Les réformes initiées par Mustafa Kemal après la fondation de la République turque ont exacerbé cette hostilité. Des politiciens tels qu’Erdoğan tirent avantage de cette division en l’exploitant pour asseoir leur pouvoir. Pour le CHP, une autocritique honnête et approfondie est nécessaire pour progresser et surmonter le «problème de modernisation» historique de la Turquie.
Une nécessaire adaptation
Ce pays et ses citoyen·ne·s devront inévitablement trouver comment s’adapter au monde contemporain qui exige des changements beaucoup plus vastes et rapides que la première révolution industrielle, à laquelle elles et ils ont réagi tardivement et peu contribué. Cela nécessitera de revoir les fondements sur lesquels se construit leur identité et de réévaluer comment elles et ils établissent des relations au sein de la société. Nous verrons sous peu si cette remise en question, qui aura un impact majeur dans le paysage politique en évolution, se fera à travers les canaux politiques traditionnels qui s’adaptent aux nouveaux défis, ou si elle empruntera de nouvelles voies en faveur d’un changement économique et d’une transformation sociale.
Cet article a été publié en version courte dans Pages de gauche n° 188 (été 2023).
Crédit image: Martin Martz sur Unsplash.