La Confédération Générale Tunisienne du Travail (CGTT) commémore son 90e anniversaire (3 décembre 1924 – 3 décembre 2014)
Introduction
Le mouvement syndical tunisien dans sa diversité commémore le 3 décembre 2014 le 90e anniversaire de la création de la première organisation syndicale nationale : la Confédération Générale Tunisienne du Travail (CGTT) par une volonté libre et autonome des travailleurs tunisiens dirigés par les pionniers du Syndicalisme patriotique libre Mohamed Ali Elhammi, Tahar Haddad, Mokhtar Ayari…..
La naissance du syndicalisme tunisien et les différentes étapes de sa genèse et de son développement ont constitué un tournant dans l’évolution de la conscience sociale et nationale des travailleurs tunisiens et de l’ensemble de la société tunisienne.
L’un des points forts de ce mouvement pionnier est la synthèse qu’il a réussi à réaliser entre le social, le national et l’international.
La confédération Générale Tunisienne du Travail – CGTT a été refondée le 3 décembre 2006 ; elle s’inscrit :
- dans un processus de refondation du mouvement syndical tunisien et de modernisation de la première centrale syndicale tunisienne,
- dans le prolongement historique du mouvement syndical authentique libre et pluraliste qui se base sur le principe du droit des travailleurs d’adhérer au syndicat de leur choix et qui exprime la détermination ouvrière et syndicale profonde à défendre les intérêts des salariés,
- elle découle des profondes transformations liées aux enjeux nouveaux liés à la mondialisation, à ses contraintes et à ses opportunités et des risques qui pèsent désormais sur les acquis historiques de notre peuple,
- et des déviations et dérapages qu’a connu l’UGTT à partir du congrès de Sousse en 1989 et les deux décennies qui s’en suivent.
Le syndicalisme rénové que propose la CGTT en fait à la fois une force de revendication et de proposition. Un syndicalisme qui combat l’exploitation mais fait aussi siennes les questions de l’emploi, de l’exclusion, de la précarité, de la formation, du perfectionnement, de la reconversion et de la responsabilité sociale et sociétales de l’entreprise. Son programme illustre une nouvelle conception de l’action syndicale qui réalise la synthèse entre le droit de défendre les aspirations fondamentales des travailleurs et le droit d’être un partenaire dans les transformations économiques et sociales. Ce programme se fonde sur le partenariat entre les acteurs sociaux avec une disponibilité à la coordination entre les organisations syndicales sur la base d’objectifs communs.
Il vise la rénovation de l’action syndicale, aussi bien au niveau de la perception globale des problèmes que des méthodes de travail et la refondation de cette action, et ce dans le cadre d’un pluralisme syndical réel, d’une coexistence fructueuse, dans l’intérêt des travailleurs (ses), de la société et du pays.
Suite à la révolution de 14 janvier 2011, la CGTT a été reconnue légalement et des dizaines de milliers des salariés s’y sont affiliés dans des syndicats légalement constitués. , la CGTT est la première organisation syndicale Tunisienne qui a organisé son congrès national les 3 et 4 décembre 2011 à Nabeul ; son mode de fonctionnement est fondé sur le principe de fédéralisme au niveau sectoriel et au niveau territorial, elle est la seule organisation syndicale tunisienne des travailleurs (ses) où des femmes assument des responsabilités dans sa direction.
L’objectif principal de la CGTT est la contribution à la refondation du mouvement syndical tunisien suite aux mutations qui ont affecté le monde du travail et la société tunisienne en rupture avec la culture de syndicat unique et despotique calquée sur la culture de parti unique et qui a bloqué tout processus de démocratisation et d’acceptation de la diversité et du pluralisme à tous les niveaux conceptuels, structurels ou de gouvernance. Cette conception a engendré un centralisme excessif, la bureaucratisation, l’autoritarisme et le népotisme et a bloqué toute tentative de réformes internes.
En partant des valeurs portées par le 14 janvier 2011 (qui signifient clairement que l’ère du régime du « parti unique / syndicat unique » est révolue définitivement et irrévocablement), nous aspirons désormais à apporter notre contribution décidée et effective en faveur du renforcement de l’action syndicale dans un environnement nouveau marqué par l’aspiration à la construction d’une démocratie digne de ce nom dans laquelle le pluralisme politique, syndical et idéologique ne sont pas de simples slogans.
Dans le même temps, nous aspirons à l’unité de l’action syndicale qui ne peut se faire que dans le respect du rôle et de la place de chacun et de la solidarité entre syndicalistes.
Les enjeux du mouvement syndical tunisien
De la nécessité de la refondation du mouvement syndical tunisien – du nationalisme à la citoyenneté
La révolution tunisienne a été d’abord et avant tout le fruit d’un soulèvement populaire, engagé à partir du 17 décembre 2010, contre les politiques et pratiques du régime avec son institution présidentielle, sa cour, son modèle de parti unique, son administration, son appareil sécuritaire, son système médiatique. L’ensemble de ces appareils ont, des années durant, embrigadé le peuple tunisien, dilapidé ses potentialités, réprimé ses élites, brisé ses aspirations et pillé une part importante de ses richesses.
Avec cette révolution, la société tunisienne s’est « réveillée » plurielle, multiple, diverse, contradictoire, comme toutes les sociétés du monde. Et cette diversité (la société tunisienne doit apprendre à vivre avec, c’est-à-dire l’organiser, la réguler, l’apprivoiser) implique le respect des positions minoritaires (la majorité n’écrase pas la minorité), l’acceptation des divergences (celui qui conteste n’est pas un ennemi que l’on peut éliminer), en un mot, le pluralisme appliqué à toutes les dimensions de la société : dans le champ politique (pluralisme des partis), dans le champ des médias (pluralisme et liberté de la presse), dans le champ syndical pour les organisations de salariés et pour les organisations patronales (pluralisme syndical).
La révolution tunisienne a été portée par les valeurs de la citoyenneté politique et l’égalité sociale et la dignité.
Par « citoyenneté », nous entendons la démocratie plus les droits individuels et collectifs. Et ce qui relie la révolution tunisienne aux révolutions qui ont éclaté dans les autres pays arabes, c’est le refus du monolithisme autoritaire, où, dans une fiction d’unanimité, tout le peuple doit s’incliner devant l’autorité du pouvoir.
Le syndicalisme renouvelé que représente notre organisation se fonde sur le principe de la citoyenneté car la démocratie et les droits de l’homme est vitale pour l’organisation syndicale. Il ne peut y avoir de syndicalisme libre et actif en l’absence de démocratie et de libertés. La construction démocratique n’a aucune chance de se réaliser dans notre pays sans un syndicalisme indépendant, libre et entreprenant.
Ainsi la refondation du mouvement syndical que nous proposons consiste à rompre avec la culture nationaliste du mouvement national et intégrer la culture de citoyenneté que nécessite la transition démocratique.
La citoyenneté n’est pas un acquis donné une fois pour toute, car elle est le produit d’une construction historique qui prend jour à travers des conflits et des compromis.
Elle est fondée d’une part sur l’idée de l’égalité de tous les citoyens en tant que citoyens, quelles que soient, par ailleurs, leurs différences et les inégalités qui les séparent ainsi que le respect des autres et de leurs différences.
La citoyenneté est entendue dans sa triple dimensions :
- Citoyenneté civile (celle des droits-liberté, garantis par un Etat de droit) ;
- Citoyenneté politique (celle de l’exercice du droit politique par le suffrage universel et l’importance politique d’un Parlement) ;
- Citoyenneté éco-sociale (celle des droits-créances, garantis par un Etat providence et la durabilité du développement)
La refondation syndicale sur la base de la citoyenneté nécessite la coupure avec la culture de l’idéologie nationaliste caractérisée par les méthodes d’action et d’organisation traditionnelles : unanimisme national anticolonial (qui n’avait plus de raison d’être) : centralisme excessif, bureaucratie tentaculaire, concentration de l’autorité, personnalisation du pouvoir, crainte maladive de la diversité d’opinions et de la pluralité des positions et des pratiques et issues du modèle et de la culture du « parti unique », auquel a correspondu le modèle et la culture du « syndicat unique », intériorisés par les dirigeants syndicalistes tunisiens successifs et par bon nombre de ses cadres tout au long des dernières décennies et qui est encore dominant à l’UGTT. Tout le monde sait que ces deux cultures, identiques et complémentaires, relèvent d’un même modèle de gouvernance et de fonctionnement : un centralisme excessif, une bureaucratie tentaculaire, une concentration de l’autorité, une personnalisation du pouvoir, une crainte maladive de la diversité d’opinion et de la pluralité des positions et des pratiques. Or, il devient de plus en plus évident que tout projet de renouveau et de reconstruction du mouvement syndical tunisien répondant aux exigences nouvelles doit nécessairement rompre radicalement avec ce modèle et cette culture qui, à l’évidence, n’ont plus d’avenir.
La nouvelle phase que vit la Tunisie après la révolution de 14 janvier 2011 impose la refondation du mouvement syndical tunisien sur la base de la citoyenneté en cohérence avec la phase de transition démocratique que traverse la société tunisienne.
Cette transition démocratique qui implique l’apprentissage de la diversité, c’est : « comment vivre ensemble avec nos divergences ? ». Quelles sont les règles qui protègent cette diversité ? Quelles sont les nouvelles pratiques pour la faire vivre, y compris entre organisations et au sein des organisations ? Le pluralisme n’est pas un élément mineur, un « luxe » que la société tunisienne ne pourrait s’offrir, ou un élément de division des forces sociales. Tout au contraire, la pluralité apparait comme une valeur pour toute la société, une valeur décisive pour consolider la rupture avec l’ordre ancien de monolithisme autoritaire et participer de cet apprentissage de la diversité.
Si ce mouvement vers l’ouverture et la diversité a été la première étape du processus, il doit se prolonger : après la rupture politique (actuellement en marche avec la conquête des libertés civiles, la liberté des médias et les élections transparentes législative et présidentielle …), s’impose une rupture sur le terrain syndical ( en finir avec le syndicat unique et les violations en cours de la liberté syndicale), une rupture sur le terrain économique (pour en finir avec le libéralisme rentier et prédateur du précédent régime), et une rupture sociale (pour réduire le chômage et les inégalités). Il y a urgence à lancer le débat sur ces terrains pour élaborer un nouveau modèle social et économique qui réponde aux exigences de base de la population (emploi, équité) et qui préserve l’efficacité économique et l’équité sociale.
Il faut rappeler que la Tunisie constitue historiquement une exception dans le monde arabe, et au-delà dans la plus part des pays du Sud, de par le poids du mouvement syndical qui s’y est développé et qui a joué depuis le début du XX° siècle un rôle majeur dans la modernisation de la société, dans le mouvement d’indépendance et au-delà. Ce mouvement syndical tunisien a connu, à ses origines, le pluralisme, pendant la période coloniale notamment mais qui est à la traine du changement en matière du pluralisme syndical.
Le pluralisme, c’est l’éducation à la démocratie, dans toutes ses dimensions : autonomie par rapport au pouvoir politique et aux partis, respect des positions minoritaires. C’est une formation concrète pour se détacher de la culture monolithique autoritaire qui a si longtemps prévalu en Tunisie et qui prévaut encore largement dans le monde arabe.
Dans le champ syndical, cela signifie aussi le pluralisme : l’existence reconnue de plusieurs organisations syndicales avec droits et devoirs égaux et c’est le point noir de la transition démocratique en Tunisie de par la violation de la liberté syndicale par l’Etat tunisien avec une complicité des certains acteurs syndicaux malheureusement.
Contenu de la refondation syndicale
La refondation du mouvement syndicale fondée sur les principes de la citoyenneté se décline, de notre point de vue, en 6 axes :
Axe1 : la liberté syndicale : respect du droit syndical et du pluralisme
Libertés civiles et Droit d’organisation qui signifie le droit des travailleurs d’adhérer au syndicat de leur choix selon l’article35 de la nouvelle constitution tunisienne et aussi selon la législation du travail tunisien et les conventions de l’OIT notation 87 et 98
Il est à noter que, jusqu’ici, le gouvernement tunisien n’a pas respecté la liberté syndicale ce qui nous a contraint à déposer plainte pour violation de la liberté syndicale auprès du BIT et au tribunal Administratif Tunisien.
Axe 2. L’unité d’action qui prend en considération la diversité et contre la fragmentation
Le pluralisme syndical doit s’inscrire dans le cadre de l’unité d’action car le pluralisme tel qu’on le conçoit c’est est la richesse et non la fragmentation et nous sommes conscients des risques
Les défis posés par la mondialisation au mouvement syndical exigent de celui-ci de rassembler, dans la diversité, les plus grands franges de la classe ouvrière pour mener des actions communes dans des domaines aussi divers que le chômage et la précarité, la protection sociale, les relations professionnelles à l’intérieur de l’entreprise ou, plus généralement, les conditions de vie et de travail. Dans un modèle productif nouveau et en perpétuelle mutation, le plus grand défi, qui doit constituer la priorité de l’action syndicale, réside dans la garantie des droits économiques et sociaux et en premier lieu celle d’un emploi stable et décent. Ces multiples chantiers qui se présentent aux syndicalistes peuvent constituer des objectifs communs entre les diverses organisations syndicales dans le but d’obtenir des acquis au profit des salariés. Cela peut se faire dans le cadre d’un nouveau contrat social qui peut être proposé par les syndicats et qui prend en considération le nouveau cours économique dans ses récentes évolutions.
Axe 3 : le syndicat comme contre-pouvoir
Le contre-pouvoir permet l’exercice de la citoyenneté et favorise la bonne gouvernance et empêche la corruption et la mauvaise gestion financière.
Les organisations syndicales doivent se positionner comme faisant partie de la société civile comme contre-pouvoir et ne jamais se positionner comme partie prenante du pouvoir car cela peut paraître « jouable » quand l’Etat est faible comme c’est le cas en Tunisie actuellement, mais il sera catastrophique quand l’Etat reprend son rôle naturelle comme l’a montré l’expérience de l’UGTT depuis l’indépendance jusqu’à la veille de la révolution de 2011.
Axe 4 : un nouveau mode de gouvernance et de fonctionnement moderne et démocratique des organisations syndicales et une responsabilité sociale et politique pour la réussite de la transition démocratique
Axe 5 : la défense des droits économiques et sociaux des travailleurs et la lutte contre l’idéologie néo- libérale et en valorisant et renouvelant la démocratie sociale
Dans ce cadre il faut :
- Mettre le travail au cœur des fonctionnements sociaux.
La mondialisation libérale a remis en question le travail comme facteur structurant des sociétés. Cette mondialisation libérale ne fait pas que déplacer la ligne de répartition des revenus vers le haut des sociétés : elle tend à dévaloriser le travail dans toutes ses dimensions : quantitativement (en termes de rémunération, de conditions d’exercice, de droits), mais aussi symboliquement (en termes de reconnaissance et de fondements du modèle de développement lui-même, au Nord comme au Sud).
Jusqu’à présent, le mouvement syndical s’est concentré sur la partie matérielle, quantitative, enregistrant sur ce terrain reculs sur reculs depuis les années 70. Il a ainsi occulté la dimension symbolique de l’agression contre le facteur travail lui-même, agression contre la valeur du travail comme fondement du système social. Or cette sous-estimation de la dimension symbolique de la dévalorisation du travail a pu entrainer une démobilisation des travailleurs qui sentent bien que le mouvement syndical ne prend en charge qu’une partie du problème.
Cette dépréciation du travail comme valeur sociale a entrainé une profonde mutation du capitalisme (en accentuant son évolution rentière au Sud et au Nord) et des relations sociales (en termes d’inscription des individus dans la société).
Une bataille pour mettre le travail au centre des modèles de développement économique et de développement personnel est à engager. Cette bataille concerne autant le Nord que le Sud, car la dévalorisation du travail ne connait pas de frontières. Cela peut donner à cet engagement pour une revalorisation du travail une grande force unifiant les forces du Nord et du Sud de la planète.
En reprenant la question du travail dans sa globalité, matérielle et symbolique, le mouvement syndical retrouvera sa vocation de défense de l’intérêt général à long terme de toutes les sociétés.
- Et prendre en considération les enjeux environnementaux n’ont pas trouvé de cadre pour porter les dimensions sociales des mutations à venir.
On sait maintenant que le niveau de consommation matérielle des pays développés ne peut être reproduit tel quel à l’ensemble des sociétés de la planète. Des révisons drastiques devront être entreprise dans les modes de production, de consommation et de transport de l’humanité. Les risques environnementaux s’accroissent (en matière de réchauffement climatique notamment) sans que les autorités publiques ne décident des réponses adaptées aux enjeux réels.
Le mouvement syndical, en tant que porteur de l’intérêt général à long terme de l’ensemble des sociétés, doit prendre à sa charge les conséquences des enjeux écologiques en termes de relations sociales. Ces enjeux vont imposer une forte réduction des consommations matérielles, destructrices de ressources fossiles et productrices de pollutions fatales. Un des cœurs du système capitaliste, la consommation et son attrait quasi irrésistible, sera atteint. Les modes de production devront également réduire leurs consommations matérielles.
Là aussi, la question touche le Nord et le Sud, certes, sur des modes différents. Le mouvement syndical, à l’échelle mondiale, doit intervenir pour que le lien social soit préservé dans ces mutations profondes à venir que les nécessités environnementales nous imposent.
Axe 6. La solidarité à tous les niveaux au plan syndical, de la société civile ainsi que les partis politiques défendant la démocratie sociale tout en préservant l’autonomie syndicale.
- Soutien de la transition démocratique dans la région arabe
Les pays de la région arabe sont engagés dans des transitions dont l’issue démocratique n’est pas garantie.
Les pays de la région arabe, et parmi eux la Tunisie, vivent depuis 4 ans de puissants mouvements populaires. L’issue de la transition en cours n’est pas garantie. Il convient de tout faire pour que cette issue assure un fonctionnement démocratique des sociétés et un développement économique et social auxquels les populations aspirent. Le mouvement syndical tunisien pourrait jouer un rôle important en donnant l’exemple par sa diversité et son pluralisme ce qui n’est pas le cas jusqu’à maintenant.
- Mettre en œuvre une alliance démocratique et sociale,
Elle doit englober le mouvement syndical dans sa diversité, les ONG citoyennes dans leur diversité et les partis politiques démocratiques et progressistes pour la réussite de la transition démocratique fondée sur la citoyenneté et un modèle d’intégration sociale et d’économie performante, qui met l’équilibre et la justice sociales au cœur de la stratégie de développement, tout en respectant les impératifs d’efficience économique, avec l’appui d’un Etat stratège proposant aux acteurs, sociaux et économiques (syndicats patronaux et ouvriers), une vision de long terme pour la société, et assurant la coordination de ces acteurs autour de cette vision partagée. il s’agit bien d’élaborer un modèle de développement durable, prenant en compte la rareté des ressources naturelles et réduisant les pollutions de toutes sortes et de rompre définitivement avec le modèle libéral-rentier-prédateur.
Les défis du mouvement syndical tunisien
Le mouvement syndical tunisien est confronté à deux défis majeurs :
- La violation de la liberté syndicale
- La dégradation de la situation économique et sociale et ses effets négatifs sur les travailleurs et des couches populaires vulnérables
A- La violation de la liberté syndicale en Tunisie
La législation tunisienne reconnait la liberté syndicale et le pluralisme syndical, telle que mentionnée par l’article 35 de la nouvelle constitution tunisienne et les articles 242 à 257 du code du travail tunisien en conformité avec les conventions de l’OIT notamment 87 et 98.
Cependant la reconnaissance du pluralisme syndical n’est pas règlementée, ainsi, les syndicats légalement constitués sont reconnus sans droit d’exercer leurs fonctions représentatives car le gouvernement tunisien ne respecte pas la liberté syndicale sur fond de domination et de pression de la « culture » du parti unique et syndicat unique, et il est l’objet de plainte auprès du BIT et du tribunal Administratif Tunisien suite une plainte portée par la CGTT pour les causes suivantes :
- En occultant de Poser un principe général d’égalité de traitement syndical par le gouvernement en matière d’information, de consultation, d’octroi des moyens d’action et de protection ; la seule limite à ce principe ne doit toucher que le droit à négocier conformément aux règles spéciales régissant la matière ; ainsi que le principe général d’autonomie syndicale ou de non-ingérence en harmonie avec le droit international du travail en matière d’organisation structurelle, de fonctionnement interne et de gestion financière conformément aux règles de transparence régissant la matière.
- en déniant à la majorité des syndicats des nouvelles organisations syndicales le droit d’exercer librement leurs activités syndicales dans les entreprises et , notamment , de reconnaitre le pluralisme afin de protéger tous les représentants des travailleurs, avec l’incapacité des services d’inspection du travail de faire respecter le droit syndical dans les entreprises ;
- en les privant des cotisations de leurs adhérents (circulaire de retenue à la source des années 2012, 2013 et 2014 du Premier ministre)
- En les privant du droit au détachement syndical et des fonds publics au même titre que les autres organisations syndicales.
- En excluant les nouvelles organisations syndicales du dialogue social, des consultations tripartites nationales et celles en vue de l’élaboration d’un contrat social.
- En refusant d’impliquer les organisations syndicales légalement constituées afin d’établir des critères objectifs de la représentativité syndicale à tous les niveaux.
- En excluant les organisations syndicales légalement constitués de participer à l’élaboration du « contrat social » conclut le 14 janvier 2013 ,discuter à huit clos en en contradiction flagrante avec les principes de la révolution tunisienne portée par le motif de citoyenneté , de dignité et du pluralisme et le refus du monolithisme autoritaire.
A noter que des dirigeants de la confédération générale Tunisienne du travail (CGTT), ont été agressés lors de la grève des employés de Carrefour au mois de mars 2014 (le SG de la CGTT a été amené par des agents de police par la force et arrêté durant 4H dans un poste de police sur ordre du Ministre chargé de la sécurité et le camarade Mohamed Ali Guiza, membre du bureau confédéral de la CGTT a été bel et bien sauvagement agressé par un agent de police (cassure du genou gauche et opération chirurgicale urgente).
B. Dégradation de la situation économique et sociale
La Tunisie vit après 4 ans de changement une situation économique et sociale sombre qui devient de plus en plus insupportable et risque de menacer le processus de transition démocratique.
La déterioration du pouvoir d’achat de plus de 25%, l’enregistrement d’un taux de chômage record dans le monde arabe de l’ordre de 16% et les déficits des caisses sociales, démontrent l’enlisement de la situation sociale. Une telle situation est générée par la détérioration des agrégats et des équilibres macroéconomiques du pays, notamment une croissance molle et insuffisante, un dinar en dépréciation continue, des dettes qui s’accumulent, des IDE en chute libre, une productivité en baisse sensible, des parts des marchés perdus et des réserves en devises de plus en plus rares.
Le bilan économique et social de la situation actuelle de la en Tunisie témoigne de l’échec du mouvement syndical à jouer son rôle convenablement sur le plan économique et social, ses préoccupations étant ailleurs !
Cette situation alarmante exige l’unité d’action du mouvement syndical dans sa diversité pour faire face au « capitalisme sauvage » et examiner à juste titre les thèmes relatifs aux travailleurs en vue de développer des plans globaux pour les traiter.
La transition démocratique qui est un processus historique assurant le passage de l’autoritarisme à la démocratie entamé le 14 janvier 2011, a porté d’abord sur la rupture politique. Mais cette phase politique n’est que la première marche de l’édifice : il est vital de compléter l’action par une rupture sur le terrain économique et social (pour en finir avec le libéralisme rentier et prédateur du précédent régime), et une rupture sociale (pour réduire le chômage et les inégalités).
Or les débats actuellement sur la scène politique tunisienne ne portent ni sur le terrain économique ni sur le terrain social. Il y a urgence à lancer un vrai débat sans exclusion sur ces terrains pour élaborer un nouveau modèle social et économique qui réponde aux exigences de base de la population (emploi, équité) et qui préserve l’efficacité économique.
Il est nécessaire d’entamer des reformes à court et à moyen termes pour remédier la situation en prenant des mesures urgentes pour la relance économique et entamer des reformes radicales du système de fiscalité, de la caisse de compensation, du système bancaire et financier …
Il est aussi urgent d’engager un vrai débat sur l’élaboration d’un nouveau contrat social.
Un contrat social qui ne peut se limiter au monde du travail et à ses relations avec les entreprises, il recouvre une réalité beaucoup plus large, puisqu’il fonde le « vivre ensemble » d’une société, englobant toutes les dimensions du champ de la société : politique, social, économique, culturel,
Le propre d’un Contrat social, ce qui en constitue le fondement, c’est l’existence d’acteurs sociaux pluriels, autonomes, et réellement représentatifs des intérêts de leurs mandants ; faute de quoi le pacte n’a aucune valeur en tant que contrat, et donc ne constitue pas un socle pour le fonctionnement harmonieux de la société. Pour qu’un Contrat social soit considéré comme tel, il faut un Etat démocratique. Faute de quoi ledit contrat ne serait que déclaration d’allégeance.
– Ce Contrat social nécessite l’intervention du mouvement syndical pluraliste qui vise à défendre les intérêts matériels et moraux des travailleurs, et au-delà, l’intérêt général sur le long terme.
– Il visera une répartition équilibrée au sein de la société les bénéfices du développement.
La démarche d’élaboration d’un nouveau Contrat social sera analysée dans trois dimensions principales :
Propositions pour une réforme du système des relations professionnelles
Il s’agit d’élaborer un corps de concepts sur la création d’une nouvelle législation sociale adapté au contexte de changement et de pluralisme (droit du travail, redéfinition des comités d’entreprise, représentativité syndicale aux fins des négociations collective, protection sociale, santé sécurité du travail.) Analyser, y compris en examinant les expériences étrangères, les questions du respect des droits sociaux fondamentaux du travail et reforme de la politique des revenus (prix, salaires et fiscalité), de la réforme du marché de l’emploi, de la création des emplois décents et de qualité et mise à niveau des ressources humaines et de la formation.
Elaboration d’un modèle d’intégration sociale et d’économie performante
Un modèle qui met l’équilibre et la justice sociales au cœur de la stratégie de développement, tout en respectant les impératifs d’efficience économique, avec l’appui d’un Etat stratège proposant aux acteurs, sociaux et économiques (syndicats patronaux et ouvriers), une vision de long terme pour la société, et assurant la coordination de ces acteurs autour de cette vision partagée. L’Etat stratège n’intervient qu’exceptionnellement comme acteur économique direct. Par contre, par la coordination qu’il instaure entre tous les acteurs, il aligne les intérêts particuliers sur l’intérêt général à long terme du pays et créé un environnement de confiance au niveau systémique. En outre, il créé les conditions pour que le financement de l’économie soit majoritairement le fait de l’épargne nationale, et ne recourt aux marchés financiers mondiaux qu’exceptionnellement : chaque pays, chaque société doit pouvoir financer son développement sur des bases internes. Ce modèle devrait également prendre en compte l’intérêt général de tous les segments de la société, pour aujourd’hui et pour les générations futures : il s’agit bien d’élaborer un modèle de développement durable, prenant en compte la rareté des ressources naturelles et réduisant les pollutions de toutes sortes.
Refondation de l’Etat et émergence d’un Etat stratège partenaire de trois acteurs de la société : le secteur public, le secteur privé et le tiers secteur
Il est impérieux pour que le mouvement syndical tunisien joue son rôle d’une façon efficace, de revoir l’ensemble du système des relations de travail, de faire évoluer les structures actuelles de dialogue social conformément aux conventions internationales du travail n° 98 et n°154, dans le sens qui suit :
- Réglementer l’exercice du droit syndical dans l’entreprise en conformité avec les conventions internationales du travail par la réglementation du droit syndical sur les lieux du travail et la garantie légale pleine et entière du droit syndical au sein de l’entreprise, l’organisation et la protection de l’exercice de ce droit, sous formes de droit de réunion, de diffusion , de communication avec les travailleurs, de négociation avec l’employeur.
- Respect de la liberté syndicale et du pluralisme syndical conformément aux conventions internationales de l’OIT N° 87 et 98 et l’article 35 de la nouvelle constitution tunisienne.
- Reconnaître le droit de négocier et réglementer cette nouvelle obligation et la garantie de réglementation et de mise sur pied de mécanismes légaux pour les négociations collectives, notamment en instaurant une régularité et une périodisation de ces négociations.
- La diversification des niveaux de la négociation dans tous les domaines
- La réactivation de certaines structures gelées comme la commission nationale du dialogue social (article 335 du code du travail)pour que ces structures deviennent permanentes, représentative du mouvement syndical dans sa pluralité et productives.
- La mise en œuvre de l’article 135 de la convention internationale relative à la protection du délégué syndicale ratifiée par l’Etat tunisien.
- Faire de l’entreprise un des lieus privilégiés de la négociation collective.
- Définir les critères objectifs de la représentativité syndicale sur la base de la représentativité proportionnelle tout en prenant en considération des critères de représentativité qualitatifs tels que la citoyenneté, l’autonomie syndicale et la transparence financière et des critères quantitatifs tels que l’ancienneté, les résultats des élections professionnelles et l’effectif.
- Engager des réformes du système des relations professionnelles (politiques des revenues, législation du travail, système de protection sociales) comme base du nouveau contrat social en impliquant toutes les organisations syndicales légalement constituées sans exclusion.
Conclusion
La révolution tunisienne a été jusqu’à maintenant une exception dans les pays du printemps arabe dans les domaines de la liberté d’expression et d’organisation de la transition vers la démocratie.
Cependant ce qui est vrai pour le pluralisme politique et la liberté de presse n’est malheureusement pas le cas pour ce qui concerne le respect de la liberté syndicale et du pluralisme syndical.
Pour la réussite de cette refondation qui est une exigence historique, l’UGTT devrait rompre avec le comportant qui caractérise la majorité de ses cadres tant au niveau des conceptions qu’au niveau des pratiques et qui n’est pas étranger à l’intériorisation par ses dirigeants successifs et par un bon nombre de ses cadres , du modèle et de la culture du « parti unique » , auxquels ont ainsi correspondu le modèle et la culture du « Syndicat unique », car ce comportement est dangereux pour le devenir du mouvement syndical et dangereux aussi pour le devenir de la transition démocratique en Tunisie.
La CGTT est consciente que le pluralisme syndical comporte des risques : fractionnement du champ social, corporatisme, surenchère revendicative. Elle est aussi consciente des tentatives d’infiltration et d’affaiblissement auxquelles l’UGTT est exposée de la part de certaines forces rétrogrades. Par-delà ses divergences de vue avec l’UGTT, la CGTT considère celle-ci comme une organisation sœur et un immense acquis du peuple tunisien. Face à toutes ces tentatives, elle se tient à ses côtés et l’assure de sa solidarité fraternelle et agissante. Les grands combats syndicaux ne manqueront pas ; la CGTT mettra tout en œuvre pour les engager avec l’UGTT.
. C’est pourquoi le pluralisme doit s’accompagner de la recherche de l’unité d’action syndicale, qui fait aussi partie de l’éducation à la culture de l’accord, au refus des positions hégémoniques et dans le respect du rôle et de la place de chacun et de la solidarité entre syndicalistes.
Partant de ces principes et ces valeurs, la CGTT a toujours affirmé son soutien à l’UGTT et à l’unité d’action syndicale affirmant que « Le pluralisme syndical est aujourd’hui une réalité incontournable en Tunisie et que notre attachement au droit des travailleurs tunisiens d’adhérer au syndicat de leur choix ne doit en aucun cas être perçu comme un acte belliqueux à l’égard de l’UGTT. Bien au contraire, beaucoup de nos dirigeants, militants ou sympathisants s’honorent d’avoir milité (parfois durant de nombreuses années et pour certains parmi nous aux postes avancés) au sein de l’UGTT.
Pour notre part, nous aspirons désormais à apporter notre contribution décidée et effective en faveur du renforcement de l’action syndicale dans un environnement nouveau marqué par l’aspiration à la construction d’une démocratie digne de ce nom dans laquelle le pluralisme politique, syndical et idéologique ne sont pas de simples slogans.
Tunis le 3 décembre 2014
Habib GUIZA – Secrétaire Général de la Confédération Générale Tunisienne du Travail – CGTT