Cinquantenaire du suffrage féminin : «Nicht jubilieren – protestieren!»

Zoé Seuret •

Il y a tout juste cinquante ans, dans un lieu vanté comme « la plus vieille démocratie du monde », la moitié du corps civique a le droit de se prononcer sur objet concernant directement l’autre moitié. Si nous pourrions croire à un scénario relevant de la fiction ou de l’absurde, il s’agit pourtant d’un événement crucial, qui bouscule le paysage politique suisse et les mentalités qui y règnent : l’acceptation, par les hommes, du droit de vote et d’éligibilité des femmes, jusque-là exclues du droit de vote au niveau fédéral et dans la plupart des cantons. Aujourd’hui, alors que certain·e·s parlent de « célébrer cet anniversaire », l’usage d’un registre festif peut toutefois être questionné. En regard du retard helvétique quant à cet accord si tardif du droit de vote aux femmes, des conditions particulières dans lesquelles s’est produite cette avancée, ou encore des inégalités qui perdurent actuellement, ne serait-ce pas du cynisme que de célébrer ce cinquantenaire ?


« C’est un grand malheur de naître suisse quand on veut créer – c’en est encore peut-être un plus grand, dans ce cas, de naître femme, et quand ces deux malheurs se combinent, quel désastre ! »

Lettre de Alice Rivaz à Jean-Georges Lossier, 7 juillet 1947, in Pourquoi serions-nous heureux ?

Le 7 février 1971, après un siècle de combats menés sur un chemin semé d’embûches, les femmes suisses obtiennent l’introduction du droit de vote et d’éligibilité. Comme en témoigne le caractère tardif de cette avancée pourtant fondamentale, il n’a pas été aisé d’aboutir à la modification de la Constitution suisse, dont le texte, dès sa rédaction en 1848, est fondé sur l’exclusion des femmes. Le terme de citoyen n’est alors pensé que dans une acception masculine et la participation des femmes n’est ni discutée, ni prévue dans la majorité des cantons. Ces dernières héritent ainsi d’un statut flou. Reconnues comme membres de la communauté nationale mais privées de tout droit politique, leur statut témoigne de l’incohérence d’une citoyenneté suisse à double-face. Les Suissesses d’alors sont des citoyennes de second rang, tenues à leurs devoirs et obligations mais privées de leurs droits.

De nombreux éléments, de natures différentes, mêlés de plus à un contexte suisse particulier, ont joué un rôle quant à l’acquisition tardive du droit de vote pour les femmes. Premièrement, la thèse de l’occasion politique consiste à avancer l’idée que la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas provoqué de réelle secousse conduisant à un changement de régime politique, comme cela a notamment été le cas pour la France ; les autorités politiques ayant voulu, au sortir du conflit, marquer une distanciation avec le régime de Vichy. Ainsi, la Suisse n’ayant connu aucune rupture politique forte depuis 1848, l’introduction du droit de vote des femmes n’aurait constitué aucun impératif. D’autres éléments entrent également en jeu, tels que le positionnement des associations féministes suisses, ayant adopté jusqu’à l’aube des années 1960 une rhétorique et un argumentaire consensuels ainsi qu’une stratégie dite « des petits pas ». Il faut aussi prendre en compte certains aspects institutionnels liés au fédéralisme, à la démocratie directe et à la recherche du consensus ; des éléments qui ont agi comme des freins au changement car laissant peu de chance à l’expression des opinions radicales et progressistes. Dans un système au sein duquel la stabilité prévaut sur le changement, les positions les plus consensuelles sont davantage favorisées. Finalement, en parallèle de ces éléments, il apparait que le poids des mentalités très conservatrices a joué un rôle important. Le Conseil fédéral, hommes politiques, ou, de manière plus générale, les hommes, font preuve à la fois d’une grande passivité et d’une résistance à toute épreuve face aux enjeux féministes.

« La femme, en principe, ne s’intéresse pas »

Archives de la RTS, 1971, extrait de l’interview d’un avocat alémanique, opposant au droit de vote des femmes.

Au-delà des aspects institutionnels ou contextuels, c’est la question des mentalités qui semble être la plus difficile à dépasser dans le combat pour l’égalité. Comme en témoigne la citation ci-dessus, tirée de l’interview d’un avocat alémanique menée en 1971, l’argumentation des opposants au droit de vote des femmes consiste notamment à prétexter des natures dites « différentes » selon le sexe. Les stéréotypes de genre sont profondément ancrés dans les mentalités, à tel point que les associations féministes s’inscrivent très majoritairement dans cette perspective jusqu’aux années 1960. Celles-ci portent en effet leurs revendications en utilisant cette même rhétorique naturaliste initialement adoptée par leurs opposant·e·s ; octroyant aux hommes et aux femmes des essences différentes et, de ce fait, des responsabilités différentes. Pour les militantes suisses d’alors, c’est justement au nom de ces différences que les femmes doivent obtenir plus de droits, avec l’idée que les femmes et les hommes sont complémentaires. 

Cette division sexuelle du travail, qui cloisonne les femmes dans la sphère privée et les exclut de l’espace public, réservé aux hommes, est ainsi légitimée par l’argument naturaliste, mais pas seulement. C’est également sous couvert de l’amour que sont justifiés ces rapports de pouvoir et de domination que les hommes exercent sur les femmes. Par ailleurs, il est intéressant de relever que le droit de vote pour les femmes est initialement pensé comme un bénéfice pour la société, mais pas directement pour elles-mêmes ; les femmes étant associées, dans les représentations communes, aux questions de moralité et aux enjeux concernant la famille notamment. Ecrites noir sur blanc durant la campagne de 1971, ces représentations semblent tout droit sorties d’une autre époque. On aurait toutefois tort de se réjouir car ces stéréotypes ne sont toujours pas dépassés. Il semble évident, au regard des problématiques d’aujourd’hui, que ces dernières ne sont que le prolongement et les conséquences des mentalités d’hier.

« Wir sollten nicht jubilieren, sondern protestieren! »

« Nous ne devrions pas fêter, mais protester » : il s’agit-là d’une citation d’Andrée Valentin, prononcée en 1968 lors du 75ème anniversaire de l’Association zurichoise pour le droit de vote des femmes. 

Si le contraste est moins marqué qu’auparavant, la sphère privée reste une affaire de femmes et l’espace public semble toujours appartenir aux hommes. Il apparait en effet que les femmes n’ont toujours pas la même légitimité que leurs confrères masculins lorsque que celles-ci s’éloignent de l’espace auquel elles ont initialement été assignées. En politique, le problème lié à la représentation de ces dernières constitue désormais une urgence. Nous revenons de loin : avant, les Suissesses ne votaient pas, ne pouvaient pas élire ou se faire élire. Aujourd’hui, le même enjeu persiste, il apparait juste différemment : les femmes votent moins que les hommes, se sentent moins légitimes à se présenter et sont sous-représentées dans les organes politiques. Au-delà de la nécessité d’une juste représentation, il faut aussi noter que l’argument naturaliste, bien que moins apparent, se pérennise. Les mentalités restent imprégnées, ou plutôt gangrénées, par le même pathos différentialiste d’hier, selon lequel les femmes font de la politique selon une essence qui leur est propre. Autrement dit ; complémentaires, mais toujours pas égales.

Et la situation des femmes dans la sphère privée n’est pas moins alarmante. S’il est étonnant de penser que la moitié de la population suisse a été privée de droit politique pendant si longtemps sans que cela ne choque, il est désormais temps de questionner l’étrange banalité avec laquelle nous faisons face, quotidiennement, à la question du travail domestique effectué gratuitement par les femmes, au service des hommes et du système ; du patriarcat et du capitalisme. Et cet exemple (parmi tant d’autres) permet de démontrer que, là encore, les mêmes logiques sont exercées. Ces rapports de domination sont considérés comme naturels et sont justifiés au nom de l’amour. Le constat est donc limpide : les structures de domination se répètent. Nous semblons, encore actuellement, contraintes par les mêmes rouages, les mêmes rapports de pouvoir ; prises dans un destin social propre aux femmes, dont les privilèges de classe et de race constituent les seules échappatoires.

Le 10 novembre 1968, c’est le 75e anniversaire de l’Association zurichoise pour le droit de vote des femmes ; l’heure est à la célébration. Mais des militantes plus progressistes souhaitent exprimer leurs divergences par rapport aux associations féministes traditionnelles. Andrée Valentin, porte-parole du groupe des jeunes féministes, prend alors la parole et déclare devant l’assemblée : « Nous ne devrions pas fêter, nous devrions protester ! ». Le message est clair. L’objectif n’est pas atteint, et, par ailleurs, la lutte ne s’arrêtera pas à l’acquisition du droit de vote ; c’est l’égalité complète des sexes qui doit être visée. Aujourd’hui, en regard de l’histoire du droit de vote des femmes en Suisse, acquis très tardivement, et de la pérennité des structures d’oppression des femmes, les propos d’Andrée Valentin résonnent tout particulièrement. L’heure semble plutôt à la lutte qu’à la célébration. À l’image de ce slogan adopté par le groupe des jeunes féministes zurichoises, il convient de rappeler qu’être féministe est un combat quotidien, usant, et qui ne sera jamais terminé. Finalement, il serait sans doute temps de requestionner notre réelle capacité à atteindre l’égalité tout en restant dans un système économique – le capitalisme – qui a besoin de l’assujettissement des femmes pour pouvoir se perpétuer, et par conséquent le reproduit sans fin. Un changement radical de société apparait alors nécessaire afin de rompre définitivement avec ce schéma inégalitaire.

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