Chronique : le drame du regard occidental sur la Russie

Olga Baranova •

Étant donné l’état de santé très précaire dans lequel se trouve actuellement Alexeï Navalny, la rédaction de Pages de gauche a décidé de publier en libre accès la chronique d’Olga Baranova écrite à ce sujet dans le numéro 179.


Derrière le prétendu affrontement entre Poutine et Navalny se cache la tragédie politique, sociale et morale d’un pays qui, trente ans après la disparition du bloc soviétique, s’est engouffré dans le dysfonctionnement, la violence et l’autodestruction. En face, l’Europe se range derrière Nord Stream 2, rendant toute politique volontariste à l’encontre de l’autocrate russe peu crédible, voire illusoire. Au milieu: Alexeï Navalny, surface de projection pour tous les vices et les espoirs. Si les forces progressistes européennes veulent être un soutien à la société civile russe, elles doivent avant tout faire preuve de cohérence et d’intransigeance — et accepter ses propres biais face à la complexité du «dossier russe».

C’est avec ahurissement, impuissance et un brin d’incrédulité que nous avons suivi dans les médias l’empoisonnement de Navalny, le combat pour le faire soigner en Allemagne, sa convalescence, puis son retour en Russie et, finalement,
son emprisonnement. Mais c’est avec encore plus d’ahurissement qu’on a suivi le rétropédalage fortement critiqué d’Amnesty International qui a d’abord qualifié Navalny de «prisonnier d’opinion», puis lui a enlevé ce statut. Cet épisode — bien qu’anecdotique — traduit le malaise profond qu’une grande partie de la société civile occidentale a face à la « boîte noire » de la politique russe. Cela est d’autant plus étonnant que la même société civile ne rechigne pas à adopter des postures bien plus fermes face à des situations bien plus floues. Alors que Poutine est au pouvoir depuis vingt ans, on ne semble toujours pas avoir intégré le fait que malgré l’apparence occidentale de ses métropoles et une politique extérieure capable de faire rêver certains anti-impérialistes particulièrement naïfs, le pays est dans un état désastreux — socialement, économiquement, écologiquement. Mais le plus effarant, c’est que nous continuons à vouloir analyser sa politique comme s’il ne s’agissait que d’une «démocratie imparfaite» et non pas d’une autocratie basée sur la corruption et la répression. Nous «rêvons» collectivement une Russie qui n’existe pas — et renforçons ainsi, involontairement, son régime.

Celui qui a failli rejoindre Boris Nemtsov et Anna Politkovskaïa sur la longue liste des victimes du régime Poutine fait régulièrement l’objet de discussions sur son positionnement sur l’échelle gauche-droite ou encore sur le contenu de son programme politique ou son absence supposée. Ces questionnements traduisent parfaitement la mécompréhension du rôle qu’il joue et du contexte politique dans lequel il se trouve : bien que fondamentaux dans nos démocraties libérales, ils sont parfaitement secondaires dans un pays où le fait de publier en ligne des enquêtes sur la corruption (gigantesque) de l’appareil politique vous transforme immédiatement en ennemi public numéro un.

Navalny est devenu ce qu’aucun autre «politicien d’opposition» n’avait réussi jusqu’à présent: il est devenu dangereux pour le pouvoir. Non pas avec ses idées, mais avec sa capacité à mettre en lumière tout ce que le régime souhaite garder à tout prix dans l’ombre. Navalny fait partie de ceux qui préparent le terrain à un éventuel après-Poutine, bien qu’il soit difficile de l’imaginer. Pour cela, il mérite du respect et du soutien. En tant que politicien, il devra être analysé ultérieurement — quand il aura l’occasion d’endosser ce rôle dans une Russie différente… à condition que celle-ci puisse voir le jour.

Publié en tant que chronique dans Pages de gauche n° 179 (printemps 2020).

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