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Algérie : l’offense de trop

Depuis le mois de février, l’Algérie connaît d’immenses manifestations hebdomadaires. D’abord provoquée par la volonté du clan au pouvoir de représenter un Bouteflika en état de mort cérébrale ou presque pour un cinquième mandat de président, elles ont vite pris une toute autre ampleur. Pour tenter de comprendre leurs nombreux ressorts, nous nous sommes entretenus avec Amina Djahnine, cinéaste et militante algérienne vivant en Suisse qui prépare un long métrage documentaire sur la situation en Algérie.

Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis d’origine kabyle, berbère d’Algérie. Je viens d’une famille militante, engagée dans les combats démocratiques et féministes. Nous étions membres du Groupe communiste révolutionnaire (GCR, membre de la 4e Internationale), parti clandestin qui devient le Parti socialiste des travailleurs (PST) en 1989, après l’introduction du multipartisme en Algérie qui a suivi l’insurrection populaire de 1988.
Je suis issue d’une famille qui a été victime du terrorisme et, durant la « décennie noire » (nom donné à la guerre civile qui ravage l’Algérie de 1991 à 2002), j’ai été contrainte à l’exil.
Installée en Suisse depuis 1995, j’enseigne le cinéma et je réalise des films. Je n’ai pas d’engagement politique direct ici, mais il y a dans toutes mes activités un engagement politique certain.

Que se passe-t-il en Algérie depuis le mois de février ?
Lorsque le clan au pouvoir a annoncé qu’il souhaitait représenter Bouteflika pour un cinquième mandat de président, les gens sont spontanément sortis dans les rues. La toute première manifestation, le 22 février, a immédiatement rassemblé des millions de personnes, ce qui était un événement extraordinaire.
Le sentiment partagé par tout le monde peut être résumé par cette question simple : vous nous prenez pour qui ? Je pense que cette annonce était l’offense de trop pour les Algérien·ne·s.
Il y a un élément intéressant que j’aimerais souligner. La contestation a dès le départ été organisée par les supporters des différents clubs de football, notamment algérois. Il faut savoir en effet que les stades sont un lieu de contestation important en Algérie depuis les années 2000, l’un des rares où la jeunesse peut s’exprimer, y compris sur des questions politiques, et crier son marasme. La forme d’organisation très structurée que ces groupes ont mise en place dans les stades s’est retrouvée dans les rues des villes algériennes dès le départ.
Des manifestations gigantesques, rassemblant des millions de personnes, se sont alors tenues tous les vendredis. L’ensemble de ces manifestations a pris pour nom le Hirak, un néologisme qui signifie à la fois « le mouvement » et, en dialecte algérois, « grand », « immense ».
Lorsque le pouvoir a annoncé la démission de Bouteflika (que plus personne n’a entendu depuis des années) début avril, les rassemblements n’ont pas cessé, en particulier parce que le chef d’État par intérim, le général Gaïd Salah représente l’ancien régime au moins autant que Bouteflika lui-même. Une nouvelle date d’élection a été annoncée, le 4 juillet, avant d’être reportée.

Que demandent les manifestant·e·s ?
Ces manifestations se caractérisent par un civisme rare et une conscience politique aiguë. Très vite, le slogan qui est apparu est : « dégagez tous » ! Après la démission de Bouteflika, il a permis de signifier à l’ensemble du clan au pouvoir que les Algérien·ne·s ne veulent plus de ce régime corrompu et assassin.
Ensuite, il faut savoir que celles et ceux qui ont la vision politique la plus structurée ne sont plus dans les rues car ils et elles ont rapidement été écartés par le pouvoir. Il y a eu très tôt une vague d’arrestations. Dès les premières semaines par exemple, les leaders du Rassemblement Action Jeunesse RAJ, mouvement de tendance anarchisante, ont été arrêtés par le pouvoir et sont maintenant en prison, au motif absurde de « complot contre l’État ».
Malgré cela, on a vu apparaître d’une part des assemblées constituantes dans les quartiers, et d’autre part des grèves par secteurs (parmi les magistrat·e·s, dans l’éducation, etc.). Les manifestant·e·s se distinguent des mouvements des années 2000 par leur appel au pacifisme et leur refus de la violence. C’est évidemment lié à l’expérience désastreuse de la décennie noire.
L’autre élément qui apparaît très fortement dans les manifestations, c’est l’accusation, portée contre le pouvoir, que celui-ci est en train de vendre l’Algérie. Comme c’est un pays qui recèle d’immenses richesses, ce bradage passe très mal auprès de la population. Pour ne prendre qu’un exemple, une récente loi a ouvert une partie des activités de la SONATRACH (le monopole pétrolier algérien détenu à 100% par l’État et représentant plus de la moitié de ses recettes) aux investisseurs étrangers, notamment américains.

Est-ce que ce mouvement s’inscrit dans une tradition ?
Cette situation n’est pas neuve, en effet. Il existait des pratiques contestataires très vivantes en Algérie bien avant 1988. L’esprit contestataire et militant est inhérent aux Algérien·ne·s, en particulier depuis la guerre d’indépendance.
La décennie noire a en revanche rompu le lien social. À ce moment-là, l’armée a réussi à faire taire le peuple algérien, littéralement en le tuant. C’est arrivé à ma sœur, assassinée en 1995, mais aussi à quantité d’autres figures politiques et artistiques.

En Europe, dès qu’un pays à majorité musulman se soulève, tout le monde s’inquiète de la montée de l’islamisme. Quelle est la situation en Algérie à cet égard ?
Le peuple algérien porte bien sûr des valeurs musulmanes. Ça ne veut pas dire que les algériens sont favorables à un État islamiste parce que, si c’était le cas, celui-ci aurait été instauré depuis longtemps, mais il est évident qu’il existe un projet social, politique et économique lié à l’Islam en Algérie.
On a assisté à une radicalisation de l’Islam durant les années 1990. Les femmes ont commencé à porter le voile, pas toujours par conviction ou par foi, mais la plupart du temps pour se protéger. Pour les jeunes, le seul espace d’expression durant ces années-là, qui permettait notamment de sortir du cercle familial, était la Mosquée. Il faut savoir que, jusqu’au 22 février 2019, tout rassemblement public était strictement interdit.
La situation a changé aujourd’hui. Je remarque que lorsqu’elle parle de la vie quotidienne, de l’inflation, du chômage, des questions économiques, la religion appelle à l’austérité et à la privation. Ce discours ne parle plus du tout à la jeunesse, car celle-ci assume sa modernité. Elle veut la mixité des espaces sociaux, le droit à une liberté individuelle, à l’exercice d’une parole et d’une action libres, sans être jugée, censurée ou déformée.
Actuellement, la présence des femmes (de moins en moins voilées) dans les manifestations est très forte. Elles portent des messages féministes très clairs et appellent à des changements des lois qui régissent le code de la famille et qui les enferment dans un statut de mineures à vie.

Quelle est la situation aujourd’hui ?
Les informations sortent plus difficilement depuis quelques semaines, car le pouvoir a considérablement resserré l’obtention des visas, notamment pour les journalistes et pour les chercheuses·eurs qui souhaiteraient travailler sur le mouvement.
Le clan lié à l’armée – je préfère parler de « clan » que de gouvernement, car en Algérie le pouvoir appartient très directement à un tout petit nombre de personnes – a prévu une nouvelle date pour l’élection présidentielle, le 12 décembre.
Cette élection est une mascarade et le boycott sera général. Elle a été organisée par l’armée après un appel à candidatures, qui ressemblait plus à un recrutement ou un casting qu’à un processus électoral. Sur la vingtaine de candidat·e·s, le pouvoir n’en a retenu que cinq, sans qu’on connaisse leurs critères de sélection, et ceux-ci font tous partie du clan de Bouteflika. Ils tentent de faire campagne, mais ils sont hués dans toutes les villes où ils passent et personne ne va les écouter.
Comme toutes les tentatives d’organisation d’une opposition au pouvoir ont systématiquement été cassées ces dernières années, et que la presse est censurée, il n’existe pas de vie politique pluraliste en Algérie, pas officiellement en tout cas. Dans ces conditions, des élections libres sont impossibles pour le moment.

Quel peut être l’avenir de ce mouvement ?
À mon avis, le mouvement ne va pas s’arrêter. Il y a une force en lui, dans les manifestations de rue, qui est stupéfiante et qui rejette absolument tout de l’ancien monde. Les Algérien·ne·s vont continuer à se mobiliser et aussi à se politiser.Remplacer un président corrompu par un autre ne les calmera pas.
Propos recueillis par
Antoine Chollet

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