99%: Une taxation progressive est féministe

Entretien avec Corina Rodríguez Enríquez •

Économiste féministe reconnue, Corina Rodríguez Enríquez est chercheuse au Centre interdisciplinaire d’études de politiques publiques (CIEPP) et titulaire de la chaire «d’économie et genre» à l’Université de Buenos Aires. Ses recherches portent notamment sur les politiques fiscales latino-américaines du point de vue de l’économie féministe. Entretien dans les bureaux du CIEPP, au centre de la capitale argentine.

En ce moment, la Suisse taxe les revenus du capital substantiellement moins que les revenus du travail, ce que l’initiative de la Jeunesse socialiste suisse souhaite changer. Qu’en est-il en Argentine et plus généralement en Amérique du Sud ?

La situation ici est très différente, mais certes pas meilleure. De fait, la taxation se fait dans presque tous les pays latino-américains de manière indirecte: la TVA est souvent la source des revenus étatiques la plus importante. En Argentine, elle s’élève à 21% sur presque tous les biens et services. Un système qui ne connaît ainsi aucune progressivité.

En même temps, la taxation du revenu est insignifiante, et ceci pour deux raisons principales. D’abord, l’absence de volonté politique est claire et constante, avec très peu d’exceptions. Même les gouvernements de gauche de Lula au Brésil, de Correa en Équateur et de Kirchner ici en Argentine n’en ont rien voulu changer. Et puis, une grande partie de l’économie ici est informelle, ce qui rend l’imposition des revenus beaucoup plus difficile.

Ironiquement, le gouvernement argentin actuel, clairement néolibéral, est le premier à envisager des taxes sur les revenus. Peu soupçonnable de mener des politiques redistributives, ces dernières trouvent leur origine chez le FMI et son dernier paquet de mesures d’austérité.

Vraiment, aucun gouvernement de gauche n’a-t-il rendu la taxation plus progressive? Et si oui, pourquoi?

Bon, il existe des exceptions, mais peu. Cette rareté s’explique d’un côté par la fragilité du pouvoir de ces gouvernements, qui souvent n’avaient soit pas de soutien législatif, judiciaire ou administratif, soit étaient confrontés à des forces politiques non-institutionnalisées.

De l’autre côté, on peut se demander à quel point ils étaient de gauche – plusieurs auxquels on a donné cette marque avait un programme centriste, surtout en matière fiscale. Celle-ci est très peu politisée, et si elle est discutée, ceci se fait souvent selon des matrices ethniques.

En ce qui concerne les exceptions, la Bolivie a récemment introduit des taxes sur l’industrie extractive, qui demeure économiquement très importante pour de nombreux pays latinoaméricains. Et, plus remarquable probablement, l’Uruguay a introduit ou augmenté des taxes progressives sur le revenu, dont une nouvelle sur les revenus du capital. Ceci était vers la fin des années 2000, et l’inégalité y a considérablement diminué depuis. Mais c’est une exception puisque c’est le seul pays avec un pouvoir de gauche et stable dans le temps.

Cependant, il ne faut pas oublier l’importance des flux financiers illicites en Amérique du Sud. C’est le deuxième grand problème en ce qui concerne la taxation.

La politique fiscale de la Suisse a-t-elle une grande influence sur votre économie?

Oui! Ce n’est évidemment pas seulement la Suisse, tous les centres financiers du Nord causent des flux financiers considérables vers le Nord. Le système libéral suisse que vous venez d’énoncer ainsi que les nombreuses lacunes, exceptions etc. facilitent l’enrichissement de nos élites locales. Mais ceci est également très peu présent dans le discours médiatique. Ce n’est que lors d’entretiens directs que mes interlocutrices·eurs me répondent: oui, c’est un vrai problème!

Vous avez beaucoup travaillé sur la nature genrée des systèmes fiscaux. Quelles sont ses expressions les plus manifestes?

Il faut d’abord dire que l’intérêt de l’économie féministe pour la fiscalité a généralement augmenté ces dernières années. Ainsi, nous analysons la taxation comme les dépenses de l’État.

Premièrement, nous avons constaté que plus un système est régressif, moins il est favorable aux femmes. Puisque les femmes sont en moyenne moins riches que les hommes, toute taxation progressive bénéficie aux femmes. Deuxièmement, je pense qu’il est important de considérer les deux côtés de la «médaille fiscale» : l’État n’influence pas seulement les inégalités de genre avec ses dépenses, mais aussi avec la manière dont il prélève les taxes. Nous avons mis beaucoup d’efforts dans la preuve que ce biais de genre existe dans la taxation. La TVA en est un bon exemple – elle concerne davantage les femmes qui font beaucoup de care work.

L’initiative 99% souhaite utiliser une partie des revenus supplémentaires pour la cause des femmes. En lien direct avec cela, le concept de gender budgeting (voir Pages de gauche n° 170) revient dans plusieurs de vos travaux. Qu’apporte-t-il à la lutte contre les inégalités de genre?

Il nous aide à concevoir la part du budget étatique consacrée aux enjeux des femmes. Cette analyse a été faite pour de multiples pays latino-américains, et la conclusion est toujours la même, environ 0,01 %. Mais je suis aussi critique de ce concept dans le sens où il prétend à une simplicité qui n’existe pas: beaucoup de politiques doivent être étudiés individuellement. Mais il a certainement servi d’un côté à rendre la fiscalité un sujet plus important au sein du féminisme et de l’autre côté à donner, surtout sur le niveau local, aux femmes un nouvel instrument pour invoquer leurs droits.

En Bolivie notamment, les différentes municipalités ont été évaluées selon leur gender budget, ce qui a augmenté la conscience par rapport à ce sujet et a fait émerger d’autres initiatives dans ce sens. Plus généralement parlant, le mouvement féministe latino-américain a pris ces derniers temps un important essor, et il inclut de plus en plus une critique de l’économie – deux tendances qui soulignent évidemment l’importance d’une analyse féministe de la taxation.

Propos recueillis par Zeno Bernhard, membre de la JSS.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 171 (printemps 2019).

Crédits image: chloe s. sur Unsplash.

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