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Où va le Parti socialiste?

Nous reprenons ici les éléments principaux de l’intervention faite par Dan Gallin lors du séminaire d’été du Parti socialiste vaudois, qui a eu lieu à Vevey le 3 septembre 2016.

Depuis quelques temps, même la grande presse parle de la «crise de la social-démocratie». Nous sommes témoins d’un effondrement de la social-démocratie dans la plupart des pays européens, c’est-à-dire d’un effondrement des partis socialistes, des partis qui à l’origine avaient pour mission de créer une société socialiste.

L’effondrement des organisations et du soutien populaire a été précédé d’un effondrement idéologique et politique, dont la forme actuelle est l’intériorisation du néolibéralisme, une idéologie à l’exact opposé des valeurs et des objectifs du socialisme traditionnel. Il s’agit donc une crise de l’identité socialiste, du contenu politique, du sens même du terme.

Revenir aux fondements: la justice et la liberté

Pour reprendre pied, il faut revenir aux fondements: quelles étaient les motivations de base du projet socialiste? Le mouvement socialiste, en tant que tel, est relativement récent dans l’histoire. Sous sa forme actuellement reconnaissable,  il date à peu près du milieu du XIXe siècle. Mais n’oublions pas que les luttes sociales contre l’oppression, pour la liberté et la justice sont, elles, aussi anciennes que la société humaine, depuis qu’il y a des classes, des oppresseurs et des opprimé·e·s.

Le mouvement socialiste a été la dernière expression de cette histoire millénaire de la lutte de l’humanité pour une société libre et juste. C’est de là qu’il tire sa légitimité et sa force, malgré la répression, malgré toutes les défaites, reniements et trahisons. C’est le plus grand mouvement politique des temps modernes, réellement mondial et universel. Il a été le mouvement de libération de l’humanité. Il doit le redevenir.

Le contenu fondamental de l’identité socialiste – idéologique, politique et moral – ce sont les notions de justice et de liberté. De la notion de justice découle la notion d’égalité, et la justice et la liberté sont à leur tour les notions de base qui sont le fondement de la démocratie.

Le terme socialisme est devenu problématique parce qu’il a été tellement galvaudé. Des régimes auto-désignés socialistes en sont en fait la caricature grotesque et sinistre. Des politicien·ne·s opportunistes se proclament socialistes pour profiter de ce qui reste de la base et de l’appareil. Pour expliciter ce qu’est ce socialisme que nous voulons, nous sommes donc obligés d’y ajouter des adjectifs.

Pour ma part, je préfère introduire une autre notion: celle de la démocratie radicale. Elle signifie la démocratie dans tous les domaines et à tous les niveaux de la vie sociale. Pour ne prendre qu’un exemple: en Suisse, nous vivons en démocratie. Est-ce qu’elle est suffisante, si l’on considère par exemple les entreprises? Alors que le pays vit en démocratie, chaque entreprise est une dictature, quelquefois bienveillante, quelquefois méchante, mais dictature dans tous les cas. Pourquoi? Pour quelles raisons la vie économique du pays devrait être soumise à des règles de fonctionnement complètement différentes de celles de la vie politique, et même contradictoires avec elle? De quel droit?

Le mouvement Giustizia e Libertà

Je me permettrai ici une courte digression. Il a réellement existé un mouvement socialiste qui s’appelait «justice et liberté», c’était le mouvement italien Giustizia e Libertà (G&L), créé à Paris en 1929 par un groupe d’exilés antifascistes. Ce n’était pas une organisation marxiste. Le principal dirigeant de ce groupe, Carlo Rosselli, était le théoricien d’un «socialisme  libéral»qu’il faut bien se garder de confondre avec le social-libéralisme d’aujourd’hui. G&L était une organisation révolutionnaire antifasciste de combat, ses militant·e·s – les giellisti –  se battaient en Espagne dans les milices anarchistes de la CNT. G&L a aussi joué un rôle important dans la Résistance italienne et a été à l’origine de la création du Partito d’Azione, qui n’a pas duré longtemps. Dans l’après-guerre, la plupart de ses militant·e·s sont passés au PS, un petit nombre au PC, d’autres au parti social-démocrate de Saragat. Carlo Rosselli et son frère Nello avaient été assassinés en France, le 9 juin 1937, par la Cagoule, une organisation fasciste française, sur ordre de Mussolini.

G&L n’était pas un mouvement marxiste, mais c’était une exception. En fait l’idéologie de la très grande majorité du mouvement socialiste, toutes tendances confondues, a été. explicitement ou implicitement, fondée sur le marxisme.

Personnellement, je ne conçois pas un parti socialiste qui ne soit pas fondé sur une idéologie marxiste, même sans le dire, et même en l’oubliant lui-même. Car, enfin, c’est quand même l’analyse marxiste de la société et de la dynamique des classes qui a servi de boussole à tout le mouvement ouvrier dans tout ce qu’il a fait depuis 150 ans. La connaissance des éléments de base du marxisme est fondamentale pour tout socialiste. Il faut lire le Manifeste communiste, un texte court, brillant et éclairant. C’est plus qu’un tract politique, c’est un élément de notre culture  générale.

Défaites et trahisons

Revenons à l’histoire du mouvement pour comprendre ce que nous a amené à l’impasse catastrophique actuelle. Le mouvement beau, puissant, impressionnant, prend fin au congrès de 1912 de l’Internationale, tenu à Bâle. On a vu venir le danger de la guerre, on a décidé à l’unanimité de s’y opposer et, le moment venu, en août 1914, l’Internationale s’effondre comme un château de cartes: la grande majorité de ses partis membres rejoint le camp du nationalisme et de la guerre.

Ce qui suit, ce sont des défaites terribles, de 1917 à 1923. Il y a d’abord la défaite de la révolution allemande, une révolution social-démocrate faite par des ouvriers et des soldats sociaux-démocrates et écrasée par un gouvernement social-démocrate, soucieux avant tout de la légalité bourgeoise et se servant de corps francs para-fascistes pour la faire respecter.

Il y a ensuite la révolution russe: quatre ans de révolution, 70 ans de contre-révolution! Le reflux de la vague révolutionnaire sur une URSS isolée créa un monstre non prévu par la théorie marxiste, le stalinisme: une société avec une classe dirigeante nouvelle, la bureaucratie, qui détient collectivement l’ensemble des moyens de production grâce à son contrôle de l’État. Ce contrôle, la bureaucratie l’exerce par la terreur, policière et militaire, au prix de millions d’hommes et de femmes massacrés, affamés, astreints aux travaux forcés dans un réseau de camps qui couvre tout le pays.

Tout cela n’avait strictement rien à voir avec le socialisme, si ce n’est une partie de son vocabulaire et de ses symboles. Et pourtant, malgré la réalité de ce régime, connue déjà dès les années 1920, celui-ci est parvenu à faire croire à une partie importante du mouvement ouvrier qu’il était «la patrie du socialisme», et même ses critiques les plus durs, comme Trotsky, pensait qu’il s’agissait d’un «État ouvrier» – certes « dégénéré » mais « ouvrier » quand même, parce que l’État y contrôlait les moyens de production. Mais qui contrôlait l’État?

L’influence stalinienne a fait beaucoup pour brouiller l’identité socialiste, mais ce n’est pas le seul facteur. Il faut retenir une autre date importante: le congrès du SPD (parti social-démocrate allemand) à Bad Godesberg en 1959. C’est le congrès où le SPD renonce au marxisme et se déclare désormais, non plus un parti ouvrier, mais un Volkspartei – un parti populaire – qui n’offre plus une alternative à «l’économie de marché». La plupart des partis socialistes européens suivent le mouvement.

C’est le début d’une adaptation par étapes au discours conservateur et néolibéral. Le message social-démocrate devient flou, de plus en plus difficile à distinguer de celui de la droite, et l’électorat préfère de plus en plus souvent l’original à la copie.

Le prix à payer était encore plus fort que celles et ceux d’entre nous qui avaient décidé de rester socialistes avaient imaginé. Lorsque le bloc soviétique s’est enfin effondré en 1991 – sans que les travailleurs et travailleuses dont il était censé être la patrie n’aient levé le petit doigt pour le défendre – nous avions espéré qu’il serait remplacé par une forme de socialisme démocratique, ou de social-démocratie. Ce n’était pas une espérance folle: aucun des mouvements d’opposition politique ou syndicale en URSS ou en Europe de l’Est n’avait demandé la restauration du capitalisme, qu’ils ne confondaient pas avec la démocratie, tout au contraire.

Cependant, pour que cela se produise, il aurait fallu un relais politique sérieux à l’Ouest. Par une ironie terrible de l‘histoire, la social-démocratie, en tant que mouvement porteur des valeurs du socialisme démocratique, avait quitté la scène au moment même où son ennemi historique, le communisme sous sa forme stalinienne, la quittait également par l’autre porte.

C’est ainsi que l’Europe de l’Est, la Russie et les autres États successeurs de l’URSS sont devenus la proie du capitalisme, sous sa forme la plus mafieuse et violente.

Pièges pour la gauche

À cause de la confusion qui existe sur l’identité socialiste, un socialiste américain, Hal Draper, a écrit en 1966 un article qui s’intitule «Les deux âmes du socialisme». À l’aide d’exemples historiques, Draper montre deux grandes tendances: le «socialisme par en haut» et le «socialisme par en bas».

Trois pièges principaux se présentent aujourd’hui pour la Gauche, qu’une conception claire de l’identité socialiste devrait nous permettre d’éviter: l’opportunisme, le tiers-mondisme inconditionnel et le poutinisme.

L’opportunisme est l’ennemi de toujours, les solutions de facilité, le court-terme, le conformisme face à l’Ordre établi, la recherche de l’approbation dans le camp adverse. Les exemples abondent, je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails.

Le tiers-mondisme inconditionnel fait preuve d’une grande tolérance vis-à-vis de dictateurs et de régimes autoritaires du Sud, autoproclamés «socialistes», à condition qu’ils soient anti-américains. Il postule d’ailleurs qu’il n’existe qu’un seul impérialisme, forcément américain. Cette vue du monde est souvent véhiculée par Le Monde diplomatique, chez nous quelquefois par Le Courrier.

Un phénomène voisin est la recherche d’une terre promise du socialisme. Les déçu·e·s de l’URSS, de la Chine, de l’Albanie ou de la Yougoslavie se tournent souvent vers le Sud, allant au devant de nouvelles déceptions (le Nicaragua, le Venezuela, etc.). Avant la naissance de l’Union soviétique, le concept de terre promise n’existait pas dans le mouvement socialiste, la terre promise, c’était le mouvement, pas un territoire.

Il y a enfin le poutinisme. La Russie de Poutine est une dictature capitaliste qui réunit les pires éléments de la droite autoritaire et du stalinisme: une idéologie fascisante faite de nationalisme extrême, de racisme, de fantasmes eurasiens, etc., doublée d’un pouvoir qui repose sur une police politique dans la tradition du KGB qui réprime l’opposition et assassine  impunément les opposant·e·s.

Curieusement, ce régime est admiré et défendu par une partie de la Gauche, là où les relents du stalinisme sont encore présents, qui ne semble pas être gênée par le soutien de la Russie poutinienne à l’extrême-droite en Europe. Pourtant, cette Russie-là est en réalité le pays où les «Russes blancs», les contre-révolutionnaires de 1917, auraient, cent ans après, fini par gagner la guerre civile.

Où est la classe ouvrière?

J’ajouterai encore quelques mots de conclusion sur la classe ouvrière. Certains affirment que celle-ci est en train de disparaître. En réalité, la classe ouvrière n’a jamais été aussi nombreuse. Elle forme la grande majorité de la population mondiale. Si on inclut les travailleurs ruraux, les paysans sans terre et le secteur informel dans l’économie urbaine, on obtient les 99% que revendiquait le mouvement Occupy aux États-Unis.

Par contre, bien sûr, la classe ouvrière a changé. Ce qui disparaît, c’est la classe ouvrière stéréotypée des images d’Épinal du début du XXe siècle:  l’homme musclé, moustachu, torse nu, avec un lourd marteau sur l’épaule. La nouvelle classe ouvrière comprend beaucoup plus de femmes, très présentes dans le secteur informel. Le secteur informel, en expansion partout dans le monde, c’est le travail non réglementé, sans protection sociale. L’exploitation y est plus brutale qu’ailleurs. Le travail régulier, permanent, réglementé, est devenu très minoritaire.

Avec l’effondrement du bloc soviétique, l’essor du capitalisme en Chine et la déréglementation en Inde, ce sont des milliards de travailleurs et de travailleuses qui sont entrés en quelques années dans l’économie mondiale, la grande majorité sans expérience d’un syndicalisme indépendant et agissant.

Une grande partie de la nouvelle classe ouvrière n’est pas non plus syndiquée. Ceci a des conséquences politiques. Au niveau mondial, on estime à 7% le taux de syndicalisation. Si nous voulons changer le rapport de force dans le monde, il est absolument indispensable de créer des alliances avec le mouvement syndical, ou les renforcer où elles existent déjà. Il faut syndiquer au moins entre un quart et un tiers de la classe ouvrière mondiale tout en réinventant le syndicalisme, et il faut faire vite avant que les dégâts du capitalisme ne deviennent irréversibles.

D’aucuns nous disent que c’est impossible, que le secteur informel est trop difficile à organiser. Pourtant, en Inde, il existe un syndicat the femmes pauvres auto-employées (travailleuses à domicile, vendeuses de marché, ramasseuses de déchets, etc.) qui ne comptait que quelques centaines de membres en 1983 et qui en a aujourd’hui plus de deux millions.

En octobre 2013, à Montevideo (Uruguay), les employées de maison ont créé leur fédération syndicale internationale. Oui, je parle bien des employées domestiques, qui jusqu’à peu n’étaient même pas perçues comme des «vraies» travailleuses et considérées comme «inorganisables» par les syndicats. Cette fédération internationale est le résultat d’un travail en commun des syndicats de domestiques déjà existants (surtout en Amérique latine, en Afrique du Sud et en Asie), d’une fédération syndicale, l’UITA – travailleurs·euses de l’alimentation et de l’hôtellerie – d’une organisation féministe internationale spécialisée dans l’organisation des femmes dans la secteur informel, le WIEGO (Women in Informal Employment Globalizing and Organizing) et d’une ONG para-syndicale, le GLI (Global Labour Institute). Au bout de trois ans, nous avons réussi à obtenir une convention de l’OIT sur le travail domestique, qui établit des normes internationales pour le secteur, et deux années plus tard le réseau international que nous avions établi s’est transformé en  fédération, la première fédération syndicale internationale dans l’histoire à être dirigée entièrement par des femmes, à tous les niveaux.

Elles sont fortes, lucides, elles se battent comme des lionnes, créent de nouveaux syndicats dans toutes les parties du monde. Elles ont fait la démonstration qu’il n’existe pas de travailleurs ou travailleuses «inorganisables» et que la combativité apparaît souvent là où on l’attend le moins.  

Si, se puede. Yes, we can!

Dan Gallin

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