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Islande: une révolution nordique?

Antoine Chollet •

Le 20 octobre 2012, les Islandais·es se sont prononcé·e·s sur une série de questions concernant leur future constitution, dernier acte d’une série d’événements qui ont profondément secoué ce pays de 320’000 habitant·e·s depuis le début de la crise en 2008. Cela fait quelques mois que circulent des informations étonnantes sur ces événements, certaines allant même jusqu’à prétendre qu’on nous aurait caché qu’une véritable révolution aurait eu lieu en Islande. Ces référendums offrent donc l’occasion de revenir un peu en détail sur la situation.

Durant les années 1990 et 2000, les gouvernements de droite qui ont successivement dirigé l’Islande ont complètement dérégulé les services financiers, souhaitant faire de leur pays un centre international de la finance et de la banque d’investissement. D’obédience strictement néolibérale, ils ont profondément transformé les vieux réseaux d’influence familiaux qui régissaient le capitalisme islandais depuis des décennies. Le développement d’un important programme de retraite par capitalisation, massivement soutenu par des syndicats qui allaient rapidement en devenir les gestionnaires, a contribué à cette transformation. Cette politique a provoqué de tels déséquilibres qu’à la veille de la crise, les avoirs détenus par les trois grandes banques islandaises équivalaient à plus de dix fois le PIB national. Sans surprise, ce système s’est brutalement effondré en septembre-octobre 2008 à la suite de la faillite de la banque Lehman Brothers aux Étsts-Unis, mais cela faisait déjà un ou deux ans que certaines institutions (notamment le FMI) mettaient en garde contre la fragilité des banques islandaises. Cet effondrement a entraîné la nationalisation de la plupart des banques du pays, le gel des avoirs étrangers détenus par ces banques, la fermeture de la bourse de Reykjavik pendant cinq jours, l’effondrement de la couronne islandaise par rapport à l’euro, le contrôle de l’État sur les flux de capitaux, et, sur un autre plan cette fois, des protestations massives de la part de la population.

D’un point de vue strictement économique, la quasi banqueroute islandaise a montré la fragilité d’un modèle de croissance reposant uniquement sur des institutions financières dont la taille dépasse très largement celle de l’économie nationale. Cela devrait évidemment rappeler quelque chose à nos lectrices·eurs suisses même si la situation des deux pays n’est pas exactement similaire. Dans le cas de l’Islande, les banques se sont engagées sur les marchés internationaux pour attirer de nouvelles liquidités, elles n’ont disposé à aucun moment de la rente de situation des banques suisses, qui attirent des fonds du monde entier, en faisant la première place mondiale dans la gestion de fortune privée.

La réaction du gouvernement islandais a quant à elle illustré la nécessité, dans des cas aussi graves, de sortir radicalement des modèles économiques dominants fondés sur la libéralisation des marchés et la privatisation des services publics, sur la réduction des déficits publics, sur la compétitivité internationale, etc. L’inanité des réponses orthodoxes n’est quant à elle plus à démontrer; elle correspond en gros à la médication imposée actuellement à la Grèce ou au Portugal, avec les résultats que l’on connaît. Même le FMI a reconnu, dans un rapport daté de novembre 2011, que la voie choisie par l’Islande avait été plus efficace que celle qu’il préconise habituellement. Cela constitue d’ailleurs un premier indice que l’Islande ne s’est pas lancée dans une révolution anticapitaliste en réaction à la crise qui l’a frappée à l’automne 2008.

Vient ensuite la réaction politique, très intéressante à plusieurs égards. Dès octobre 2008, des manifestations hebdomadaires de citoyen·ne·s ont lieu à Reykjavik, mais c’est surtout à partir du 20 janvier suivant que les protestations de la part de la population prennent de l’ampleur. En une semaine, les manifestant·e·s obtiennent la démission du Premier ministre, remplacé par une coalition de gauche minoritaire à l’Althing (le parlement). Les élections du mois d’avril donnent, pour la première fois, une majorité aux partis de gauche: le parti social-démocrate et le mouvement «Left-Green», situé à sa gauche. Jusqu’ici, le processus paraît assez habituel.

Ce qui l’est moins, c’est qu’un ensemble d’organisations ont ensuite constitué un «forum national» en vue de refonder le pacte social islandais. Celui-ci se réunit pour la première fois en novembre 2009. Parmi ses 1’500 membres, 1’200 sont tirés au sort, et les 300 autres représentent ce que l’on appelle parfois la «société civile» (entreprises, associations, etc.). L’année suivante, le parlement ayant pris la décision de changer la constitution sous la pression des citoyen·ne·s, un nouveau forum – officiel celui-ci – est tiré au sort et chargé de rédiger un volumineux rapport en vue de réviser le texte fondamental. C’est le résultat de ce travail, piloté par un conseil constitutionnel plus réduit et avalisé par le parlement en mai de cette année, qui a été mis au vote populaire le 20 octobre. C’était la première fois depuis 1933 que les Islandais·es étaient appelé aux urnes pour un référendum de ce genre, uniquement consultatif. Il s’agissait de répondre à six questions générales et non de se prononcer sur le texte lui-même, la nouvelle constitution ne pouvant être adoptée que par une double lecture du parlement, séparée par un renouvellement de ce dernier. Dans des proportions variables, les votant·e·s ont répondu positivement aux six questions qui leur étaient posées, et qui concernaient aussi bien le principe même d’une révision que la propriété publique des ressources naturelles, la présence d’une église officielle, le droit d’initiative des citoyen·ne·s ou des réformes du système électoral. Ces différents référendums ne traitaient donc que d’une petite partie des articles du projet de constitution, dont le texte sera évidemment encore amendé par le parlement.

Le remboursement des avoirs étrangers, en particulier britanniques et néerlandais, déposés dans les banques islandaises a été le théâtre d’une autre bataille. Le système Icesave, qui avait permis aux trois grandes banques islandaises de lever d’importantes liquidités à partir de 2006, a très rapidement été bloqué au début de la crise, empêchant donc les détentrices·eurs de ces comptes à l’étranger – parmi lesquel·le·s de nombreuses collectivités publiques – de récupérer leur argent. Ce système avait été ”inventé” par l’une de ces banques pour compenser le déséquilibre très profonds des établissements islandais entre des actifs à long terme qui ne leur permettaient par de couvrir leurs passifs à court terme (pour la plupart libellés en monnaies étrangères). Elle s’est alors tournée vers des épargnant·e·s privés et publics en les attirant grâce à des taux d’intérêt plus élevés que ceux du marché. Le 30 décembre 2009, le parlement à majorité de gauche vote l’accord signé avec la Grande-Bretagne et les Pays-Bas en vue d’un remboursement différé des sommes placées dans les banques islandaises. Une semaine plus tard, le président islandais (Olafur Ragnar Grímsson, un social-démocrate constamment réélu depuis 1996) annonce qu’il refuse de signer la loi et demande à ce qu’un référendum soit organisé pour légitimer son veto. Celui-ci se tient le 6 mars 2010, et 93% des votant·e·s refusent l’accord. Un second accord, à nouveau mis au vote après un nouveau veto présidentiel, est refusé le 9 avril 2011, avec une majorité un peu moins confortable. Les Islandais·es ont donc par deux fois refusé de payer les immenses dettes contractées par leurs banques à l’étranger. Contrairement à ce qui s’est passé dans la plupart des autres pays, Suisse comprise, les contribuables islandais·es n’ont pas été contraints de passer à la caisse pour venir en aide à leurs banques sans pouvoir donner leur avis.

Tout bien considéré, il paraît tout de même un peu exagéré de considérer que l’Islande a connu une véritable révolution après la banqueroute de 2008. Il n’y a pas eu de changement de régime, la démission du gouvernement en 2009 ressemble à toutes les démissions dans les régimes parlementaires et a été très logiquement suivie d’élections anticipées lors desquelles les partis traditionnels ont été reconduits au parlement (seule la droite au pouvoir a connu des pertes sévères), la révision de la constitution se fera selon les règles prescrites par la constitution actuelle. En somme, l’Islande n’est pas devenue du jour au lendemain le poste avancé de l’anti-capitalisme. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit du seul pays dans lequel la folie des grandeurs des banques et du secteur de la finance a été jugée dans les urnes, où les membres du parti politique responsable de la crise actuelle ont dû très rapidement démissionner sous la pression populaire, et où l’imagination nécessaire pour sortir de cette crise est apparue dans un espace politique totalement neuf, à savoir ce «forum national» rassemblant des citoyen·ne·s ordinaires. Si la traduction institutionnelle de ce mouvement de protestation n’est pas inédite, son initiation l’est incontestablement. Dans un pays peu habitué aux mouvements sociaux d’ampleur, l’idée de tirer au sort une sorte d’assemblée constitutionnelle alternative représente un changement important. Quant aux propositions contenues dans le projet de nouvelle constitution, quelques-unes rappellent étrangement le système que la Suisse connaît actuellement, notamment celles concernant la démocratie directe.

À vrai dire, ce qui semble avoir le plus stupéfait le monde dans ces jours d’octobre 2008, c’est que le gouvernement islandais a refusé de nationaliser les dettes privées contractées par les banques du pays. Il a paru vouloir sauver en priorité l’économie du pays, et non garantir les avoirs des spéculatrices·eurs qui ont précipité la crise. Compte tenu de la taille de l’économie islandaise et du déséquilibre entre cette dernière et son secteur financier, il n’avait sans doute pas le choix. C’est plutôt le degré extrême de servilité des gouvernements des autres pays de l’OCDE face à leurs banques et aux intérêts qui leur sont attachées qui a fait paraître, par contraste, la réaction de leur homologue islandais comme proprement révolutionnaire. Cela ne signifie pas encore qu’elle le fût vraiment.

À lire

Une version raccourcie de cet article est parue dans Pages de gauche n° 117 (décembre 2012).

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