Tournant historique en Croatie? Émergence d’alternatives citoyennes en Europe du Sud-Est

Léon de Perrot-Kopilaš •

Dimanche 16 et 30 avril ont eu lieu les élections dites «locales» croates, où étaient désigné·e·s les responsables des exécutifs et législatifs municipaux et régionaux. Les résultats sont encourageants: les deux principaux partis du pays, l’Union démocratique croate (HDZ, conservateur) et le Parti social-démocrate (SDP, centre-gauche), qui règnent en «duopole» depuis la fin du régime socialiste yougoslave de parti unique il y a près de 30 ans, sont contestés sur tous les fronts.


Un an après un séisme ravageur dans la capitale croate, c’est un séisme politique qui a eu lieu à Zagreb. Pour la première fois dans l’histoire de la ville depuis l’indépendance croate, aucun des deux partis hégémoniques du pays, ne dépasse la maigre barre de 11 % des voix. C’est en revanche un mouvement de gauche citoyenne qui a raflé la mise: Možemo! (Nous pouvons!) récolte ainsi plus de 40 % des voix, soit 23 des 47 sièges du conseil municipal, passant à un siège près de la majorité absolue. Son candidat au poste de maire, Tomislav Tomašević, écrase ses concurrents au premier tour, avec 45% des voix, là où le second venu, l’ultranationslite Miroslav Škoro, n’en récolte qu’à peine 12% – le 30 mai, Tomašević confirme sa victoire écrasante en obtenant deux tiers des voix au second tour.

Le séisme est de taille dans un pays dominé par les gouvernements alternants du HDZ  et du SDP – et il se répand dans tout le pays. À Split, deuxième ville croate, c’est un candidat libéral centriste qui crée la surprise en devançant le candidat HDZ au premier tour, et confirmant sa victoire avec une large avance au second, tandis que son parti «Le Centre», pourtant absent au Parlement national, devance le parti social-démocrate pour concurrencer directement l’hégémonie du bloc conservateur. A Rijeka, troisième ville du pays, l’hégémonie du SDP, qui tient toute cette région du nord-ouest du pays depuis l’indépendance, est remise en question par un candidat indépendant, idéologiquement proche du HDZ. Enfin, au niveau national, le HDZ et le SDP, s’ils conservent leur hégémonie dans les régions qu’ils dominent traditionnellement, perdent de nombreuses plumes – et municipalités: ils sont désormais talonnés par des nouvelles oppositions couvrant l’intégralité du spectre politique.

Ces scores ne font que confirmer ce qu’avaient laissé entrevoir les élections générales de juillet dernier, où le SDP s’était spectaculairement effondré alors qu’il pensait reprendre le pouvoir à un HDZ qui avait réussi de justesse à sauver la face. La lecture des résultats détaillés est sans appel: l’ancien électorat SDP s’est en grande partie tourné vers les nouvelles alternatives rassemblées autour de la coalition de gauche citoyenne Možemo!, faisant plonger le soutien du SDP de 34% à 24% (en coalition avec d’autres partis) lors des élections, pour s’effondrer immédiatement à un infime 15 % dans les sondages. Le HDZ voit lui aussi son électorat phagocyté par de nouvelles alternatives au centre mais surtout à sa droite, l’ultranationaliste Mouvement patriotique en tête. Le cas de Zagreb est révélateur: ce sont ces deux nouvelles alternatives, que tout oppose et qui ont consolidé leurs rôles de troisième et quatrième force électorale du pays durant ces municipales, qui s’affrontent lors d’un deuxième tour particulièrement violent, avec une agressive campagne diffamatoire menée par le Mouvement patriotique contre son concurrent.

Si le Mouvement patriotique fondé en février 2020 est avant tout un parti nationaliste ultraconservateur des plus banals né d’une scission de droite du HDZ, jusqu’alors un parti qui s’est étendu sur un spectre politique particulièrement large allant de la droite ultranationaliste à un libéralisme-conservateur modéré, Možemo! est en revanche une alternative particulièrement novatrice en Croatie. Là où le pays a vu naître de nombreuses oppositions de gauche supplémentaires au SDP, de l’écologiste ORaH (littéralement «noix») aux Laburisti (travaillistes), celles-ci n’ont jamais survécu à plus d’un mandat et ont disparu aussi vite qu’elles étaient apparues. Možemo!, à l’inverse, s’est constitué autour de mouvements citoyens d’opposition au maire de Zagreb Milan Bandić entre 2000 et 2020, accusé de corruption, gestion déloyale, et mauvaise gestion. Soutenu d’abord par le SDP, dont il est membre jusqu’à son exclusion en 2009, puis par le HDZ, Bandić est devenu, selon l’expression du portail polémiste Index.hr, un «synonyme de corruption» – mais surtout un synonyme associé aux deux principaux partis, embourbés dans de nombreux scandales de corruption.

Car c’est là une seconde grande différence entre les alternatives éphémères précitées et Možemo!: le mouvement a refusé la collaboration sous condition avec le SDP, et s’est constitué autour d’une base citoyenne et d’associations de la société civile auparavant pas ou peu liées à la politique. Un rapide coup d’œil aux 23 élu·e·s de Možemo! laisse ainsi voir une importante diversité de profils citoyens, et non des politicien·ne·s professionnels comme c’est (trop) souvent le cas du SDP, ou de la majorité des partis politiques institutionnels du pays plus en général. Ces éléments contribuent à un renouveau de l’intérêt citoyen pour le débat public: ainsi, si la participation aux élections locales reste basse au niveau national, gravitant aux alentours de 30%, elle est remarquablement supérieure à Zagreb passant de 41% à 45%, en comparaison aux élections de 2017.

Le bouleversement reste à relativiser, et les deux partis historiques du «duopole» croate – tout particulièrement le HDZ – gardent encore une position dominante dans le jeu politique du pays. Néanmoins, la victoire, même relative, de nouvelles oppositions citoyennes est salutaire et s’inscrit dans une tendance naissance à une participation politique plus directe de la société civile qui se répand dans les États d’Europe du Sud-Est, à l’instar de l’entrée au Parlement de mouvements citoyens anti-corruption en Bulgarie ou de la victoire écrasante du mouvement de gauche citoyenne Vetëvendosje (Autodétermination) au Kosovo. Reste à espérer non seulement que ces mouvements prolifèrent, croissent et s’inscrivent dans la durée, mais également que cette tendance s’étende à des systèmes gangrénés par le clientélisme, la corruption et l’ethnocratie comme la Bosnie-Herzégovine.

Pour une analyse plus détaillée des résultats, voir l’article « Haute main et doigts brisés: des élections municipales croates entre bouleversement et continuité » sur le blog Perspectives Postyougoslaves.

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