Sorry, we missed you

Cora Antonioli •


Le dernier film de Ken Loach nous fait vivre, à travers l’évolution d’une famille, les conséquences ravageuses de la libéralisation du marché du travail. Rick s’engage pour un emploi de livraison à domicile; Abby, sa femme, travaille pour une agence privée de soin à domicile pour personnes âgées. Le système va les broyer, elle, lui et leurs deux enfants, à une vitesse vertigineuse. Et elles et ils porteront l’unique responsabilité de ce désastre car le couple en a fait le «choix». Un choix contraint par la nécessité de vivre et faire vivre une famille. Le travailleur ou la travailleuse est ainsi soi-disant libre de choisir d’être son propre patron, en s’engageant dans une forme de travail ultra-précaire, sans salaire assuré, sans protection sociale, sans congé payé, soumis à la plus brutale concurrence, à des contrôles incessants, à la loi du plus fort. Ici, c’est marche ou crève.

Ken Loach met admirablement en évidence, notamment par l’organisation des niveaux spatial et temporel ainsi que par le rôle donné à la parole, souvent interdite, limitée, oubliée, impossible ou alors criée, les terribles conséquences de ce type d’emplois où l’espoir de pouvoir gagner sa vie – et peut-être même quelques vacances – se transforme en véritable cauchemar. Un cauchemar qui ne se «limite» pas aux conditions de travail, à elles seules déjà insupportables, car tout ce qui pourrait servir de séparation entre les espaces professionnel et privé explose en mille morceaux.

Le hangar, la porte du domicile des client·e·s, et, surtout la camionnette constituent l’espace de travail de Rick, espace qui s’arrête, d’abord, à la porte de l’appartement familial. Mais cette camionnette, unique moyen de locomotion privé restant à la famille, fait intervenir rapidement un brouillage entre les sphères privée et professionnelle. Le véhicule devient en effet l’unique lieu où un réel échange entre les membres de la famille est encore possible. Car, prisonnier de cet espace et d’un temps quasi illimité de travail, où les heures ne sont pas comptabilisées (seuls les objectifs comptent), Rick ne peut plus rester chez lui ; sa famille doit donc l’y rejoindre pour maintenir un lien. Pénétré par la pression quotidienne, le «chez soi» est lui devenu le lieu où la famille se déchire, se réfugie dans le silence, où règne le mensonge, les cris et même la violence physique.

Si l’on peut, dans ce film, entrevoir dans les regards ou les brèves paroles échangées entre/avec les plus fragiles (famille, patiente – «cliente» – d’Abby, personne à l’arrêt de bus, divers·es agent·e·s des services publics, quelques collègues de travail) des signes de soutien voire de solidarité, le discours de Ken Loach reste plutôt pessimiste et les moyens de changer ces fonctionnements brutaux, en particulier par l’organisation collective, ont peine à émerger.

À voir : Sorry, we missed you, réalisé par Ken Loach, Royaume-Uni, 2019.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 174 (hiver 2019-2020).

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