Maxime Mellina, Doctorant à Lausanne et Paris 8 •
Le 20 janvier 2021, le président élu Joe Biden prononce son discours d’investiture devant le Capitole. Après un processus électif mouvementé, il insiste sur la nécessité d’un retour à l’unité:
«Pour surmonter [la crise climatique et la montée de l’extrémisme politique, du suprémacisme blanc, du terrorisme intérieur], pour restaurer l’âme et assurer l’avenir de l’Amérique, il faut bien plus que des paroles. Il faut la chose la plus insaisissable de toutes dans une démocratie : l’unité. L’unité. (…) Aujourd’hui, en ce jour de janvier, voici ce à quoi mon âme est pleinement attachée : rassembler l’Amérique, unir notre peuple, unir notre nation. Et je demande à chaque Américain de se joindre à moi dans cette cause. De s’unir pour combattre les ennemis auxquels nous sommes confrontés, la colère, le ressentiment et la haine, l’extrémisme, le désordre, la violence, la maladie, le chômage et le désespoir».
«Discours d’investiture du président Joseph R. Biden», traduction française, U.S. Departement of state, https://www.state.gov/translations/french/discours-dinvestiture-du-president-joseph-r-biden/
Après quatre ans d’appel à une forme de déstructuration des institutions américaines de la part du président Trump, achevé par l’assaut du Capitole par ses partisans le 6 janvier 2021, il paraît difficile de défendre une version démocratique du désordre, du conflit et de l’insurrection. Au contraire, une grande partie des commentateurs ont salué le discours apaisé de Joe Biden, dans lequel le terme d’«union» représente la clef du combat contre le «désordre» engendré par l’ancien président, l’inscrivant dans une défense assez classique de l’idée d’unité républicaine ou encore d’une union sacrée dans des temps difficiles.
Dans ce contexte, le numéro 45 de la revue Réfractions, intitulé «Démocratie sauvage et anarchisme» est plus qu’essentiel pour une réappropriation libertaire de l’idée du conflit démocratique. Il est issu d’un colloque consacré à l’idée énigmatique de la «démocratie sauvage» de Claude Lefort, en février 2018. L’idée est bien de remettre sur le devant de la scène la face «sauvage» de la démocratie, c’est-à-dire la conception spontanéiste, conflictuelle, extra-institutionnelle et indomesticable de celle-ci.
C’est ce que défend l’article d’ouverture du numéro de Martin Breaugh : «contre l’obsession de l’unité qui anime les régimes politiques de la démocratie “libérale”, Lefort enseigne les bienfaits de la division sociale et du conflit pour l’éclosion des libertés» (p. 17). S’il y a une idée qui traverse l’œuvre de Lefort, c’est «la volonté de montrer en quoi un “peuple combatif” demeure le rempart le plus efficace contre la domination politique du plus petit nombre» (p. 8.). Au contraire de ce qu’affirme Biden, «la société est traversée par la division et le conflit en même temps que le politique aménage une scène sur laquelle le conflit politique peut s’exposer au grand jour» (p. 13). Dans ce sens, le conflit est garant du maintien des principes démocratiques, contre le totalitarisme, mais aussi contre toute forme de dépolitisation du politique qui souhaite cacher la mise en scène des divisions sociales.
Mais en quoi les manifestant·e·s du Capitole ne sont-elles et ils pas l’incarnation momentanée d’un «peuple combatif» dont l’engagement s’exprime «contre la domination politique»? La lecture du dossier permet de mieux décrire la notion de la «démocratie sauvage», restée particulièrement elliptique dans l’œuvre de Lefort et de réaffirmer ainsi les fondements libertaires du conflit.
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La première idée qui structure la pensée de Claude Lefort est fondée sur sa relecture de Machiavel qui le conduit à penser la politique en regard d’une division originaire du social: pour Lefort, «la démocratie est une scène de division originaire entre le désir de dominer et le désir de ne pas être dominé, scène qui n’existe que pour autant que l’incarnation du lieu de pouvoir est suspendue par les conflits: le lieu de pouvoir reste un lieu “vide”, occupé seulement en intermittence et soumis au conflit» (p. 24). Au contraire, les régimes libéraux modernes portent le désir de remplacer l’indétermination démocratique par un ordre stable.
C’est en partant de cette conception que l’on perçoit que le mouvement des suprématistes du Capitole est totalement contraire à la conception de Lefort, puisque leur désir de domination et de l’unité nationale fondée sur l’ordre est clair. N’oublions pas que malgré ses discours stratégiquement déstructurant, la devise de Donald Trump et de ses partisan·ne·s reste la formule très totalisante de «Law and order» (la loi et l’ordre). C’est dans une même lecture que Anders Fjed critique une certaine vision linéaire du marxisme «inscrit dans une eschatologie qui intègre les conflits démocratiques dans une trame historique visant le “bon ordre final”» (p. 20). La démocratie sauvage s’oppose ainsi au germe du peuple-Un. Elle prône l’indétermination de ses origines, la perte de ses fondements: ni roi, ni dieu, ni tradition. Elle est la désincorporation du pouvoir.
La « démocratie sauvage » n’est donc qu’un principe de «refus du commandement»? Ce ne sont pas ce que nous montrent les exemples analysés dans ce dossier, que ce soit les black bloc, les mouvements des places, zones à défendre, manifestations diverses et variées (dont le langage de la protestation est porteur d’une signification politique), le travail quotidien de mobilisation à long court, ou encore la rupture dans les processus judiciaires (droit au logement). Ils sont aussi des mouvements constants de conquête de nouveaux droits.
Antoine Chollet revient plus précisément sur les mouvements populistes américains de la fin du 19e siècle, qui n’entrent pas dans une conception douteuse du «populisme» tel qu’on le conçoit aujourd’hui, sans véritable portée scientifique. Sa version historique montre que le People’s Party associe les mouvements agricoles et ouvriers dont le fondement est le désir de réformes progressistes. Dans le contexte contemporain, le texte de Guillaume Gourgues nous montre les limites du caractère «encadré» de propositions de la «démocratie participative» comme le grand débat, la convention citoyenne sur le climat, ou les Assemblées Citoyennes irlandaises (p. 105). Selon lui, elles «visent moins une “démocratisation” de l’action publique et de la société que la construction d’une manière acceptable de gouverner» (p. 106). Ces propositions restent aussi bien loin des «logiques démocratiques fondamentales, telles que l’émancipation collective, le recul des inégalités de classe, de genre, de race, la progression et la défense de ses droits» (p. 105), qui sont centrales à d’autres mouvements plus sauvages tels que celui des gilets jaunes. Sophie Wahnich montre enfin les potentiels du sens de «sauvage» au cours de la Révolution française, qualifiée comme une «compétence spécifique à maintenir la société en dehors de l’emprise molaire de l’État» (p. 134).
Dans ce sens, la «démocratie sauvage» n’est jamais immobile, puisque la défense des droits acquis s’accompagne nécessairement de la revendication de droits nouveaux[1]. C’est pourquoi pour Martin Breaugh, le droit permet «d’établir un nouveau foyer de contestation permanente en démocratie, par la lutte pour l’extension des droits qui rejette le statu quo et renforce les envies de changements. Le droit devient alors un centre important du déploiement perpétuel des discours sur les fondements» (p. 15). À l’exception du droit de garder une arme à la ceinture, les mouvements suprématistes souhaitent plutôt supprimer des droits. Le dossier montre que la défense du conflit démocratique se rapproche bien davantage des interprétations démocratiques radicales qu’aux raisonnements libéraux et conservateurs.
Les exemples montrent aussi que «démocratie sauvage» se joue également hors des institutions. Elle est une dynamique fondamentale de politisation. Pour Arthur Guichoux, cette face est d’autant plus difficile à défendre que les professionnel·le·s de la politique des démocraties libérales et représentatives se battent pour maintenir le «monopole de l’activité et de la définition de la politique» (p. 81) et maintenir l’idée d’une expression politique réduite à sa face institutionnalisée ou étatique, dans une «démocratie domestiquée». Les multiples exemples exposés dans le dossier montrent des «manifestations de la démocratie qui débordent des lieux habituels de son expression, ce qui permet de montrer, pour reprendre les termes de Lefort, que la démocratie ne peut être “bornée”» (p. 98). Dans ce sens, les mouvements féministes ou les groupes racialisés, soigneusement exclus des institutions traditionnelles, sont revalorisés par cette conception de la démocratie.
D’autant que la face institutionnelle a été instituée par de longues luttes «sauvages», par des revendications immaîtrisables. «Elles ne sont pas tombées du ciel ; elles n’ont pas été généreusement octroyées par ceux d’en haut, mais conquises de haute lutte par en bas» (p. 81). C’est l’apport historique de Lefort. Les textes rappellent qu’il faut lutter contre une «réduction de la démocratie à une lutte concurrentielle des élites pour le pouvoir» (p. 79) qui ne prend place que dans le cadre de la démocratie des urnes.
Anarchie, pluralisme et démocratie
Si les textes déplorent toute lecture minimaliste de la démocratie — libérale ou représentative — et permettent une profonde réflexion sur les relations politiques et sociales entre les élites et les masses, entre l’État et la société civile, le lecteur ou la lectrice pourra choisir entre des lectures plus ou moins maximalistes de celle-ci — jusqu’à un idéal pur d’autogouvernement. C’est probablement la force du dossier de faire dialoguer différentes perspectives sans ne jamais donner une seule clef définitive d’interprétation. Quel rôle de l’État, du droit, de la loi dans le processus d’émancipation du peuple? Les contributions reviennent sur des relectures de la «démocratie sauvage» de Lefort et des conceptions de la démocratie telles que définies par Cornelius Castoriadis, Pierre Clastre ou Miguel Abensour.
Cet ensemble de textes analyse également la lecture de Miguel Abensour qui prolonge la «démocratie insurgeante». Pour Monique Rouillé-Boireau, la vision de la démocratie de Lefort est trop centrée sur un anti-totalitarisme, trop fondée sur la nécessité de la loi et de l’État. Qui dit droit, dit recours à l’État et au renforcement de celui-ci: «l’avènement de la démocratie est l’ouverture d’une scène agonistique qui a pour cible naturelle et privilégiée l’État ou encore que la démocratie est le théâtre d’une insurrection permanente contre l’État, contre la forme État unificatrice, totalisatrice, intégratrice organisatrice» (p. 46). Comme le rappelle Monique Rouillé-Boireau, «la démocratie insurgente n’est donc pas la démocratie conflictuelle du libéralisme pluraliste. La conséquence en est alors qu’il faut repolitiser, c’est-à-dire retrouver le sens de l’agir politique, des brèches, et non pas se contenter de la revalorisation de la société civile» (p 46). L’acceptation libertaire de Abensour ne se sépare pas de la lutte pour l’égalité, et aussi de l’égalité à l’extérieur de l’État démocratique. Le droit est mis à distance pour «valoriser l’agir et l’effervescence sociale pour l’égalité» (p. 47).
La lecture de Lefort ne s’écarte donc pas assez du champ institutionnel: selon Charles Reeve, «on n’est pas, clairement, dans les territoires de la subversion de l’ordre du vieux monde, on est juste “dans le désir de ne pas être opprimé que décrit Machiavel”» (p. 124). Dans son texte, Edouard Jourdain relit Pierre Clastres et montre que la division originaire du social est un mythe moderne «pour justifier la division entre classes sociales et l’État. Elle n’a jamais existé dans les sociétés premières» (p. 52). «L’indivision est davantage liée à la conjuration de l’Un, autrement dit de l’État» (p. 55). «La dimension négative de l’anarchie permettrait alors à l’homme de pouvoir échapper aux mailles du filet de l’État en particulier et de l’ordre social en général (la dimension existentialiste de la révolte étant privilégiée par rapport à la supposée prétention totalisante du révolutionnaire à fonder un nouvel ordre)» (p. 60).
Les lectures d’Erwan Sommerer et de Charles Reeves critiquent enfin une vision trop molle de l’ensauvagement de Lefort, dont la vision de l’État reste centrale pour assurer la protection des droits et de la loi, contre toute possibilité de pluralisme et d’autonomie réelle: le choix et la liberté ne sont possibles qu’en «situation pluraliste, c’est-à-dire antagoniste, lorsque des propositions politico-morales concurrentes, incompatibles, sont disponibles pour l’individu ou le groupe concernés» (p. 76).
Ce dossier est donc aussi une ressource très précise et stimulante pour tout spécialiste des théories de la démocratie dite «radicale»[2]. Les articles mettent en scène un débat très poussé entre des lectures différentes des textes et des intentions de Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et de Miguel Abensour. On peut parfois avoir l’impression de se perdre dans des considérations abstraites infinies, mais qu’est-ce que le but de la théorie politique si ce n’est d’explorer les potentialités et les problèmes et «d’ouvrir plus de doutes qu’elle n’assène de certitudes» (p. 116).
[1] Cf. Antoine Chollet, « L’énigme de la démocratie sauvage », Esprit, 1, 2019, p. 136-146.
[2] Dans le sens du numéro de Raisons politiques intitulé « Démocratie radicale et retours critiques, paru en 2019.