Antoine Chollet •
Le résultat des élections fédérales du 20 octobre est dans l’ensemble réjouissant, comme celui de la plupart des seconds tours pour le Conseil des États. Alors que nous l’appelions de nos vœux dans notre numéro d’été (Pages de gauche n° 173), la chute de la majorité UDC-PLR au Conseil national s’est concrétisée, et avec une marge bien plus importante que ce qui était attendu. Les catastrophes provoquées ces quatre dernières années par l’alliance de plus en plus étroite entre la droite ultra-conservatrice et la droite ultra-libérale ont sans doute provoqué cette déroute des deux partis (16 sièges perdus à eux deux, ce qui n’est pas loin d’être inédit). La majorité n’a pas basculé à gauche pour autant, loin s’en faut, contrairement à ce que certains commentaires un peu rapides ont pu laisser croire au soir du 20 octobre, mais ce résultat témoigne tout de même d’un changement significatif.
Au final, pour le seul Conseil national, les différentes listes de gauche ont totalisé 31,4% des voix et ont obtenu 69 sièges, représentant 34,5% du Conseil. Historiquement, la prochaine législature se situe donc plutôt dans la fourchette haute de ce que la gauche suisse obtient comme résultats au niveau national depuis 1919. Il faut évidemment ajouter à ce constat le score historiquement bas du PS (qui n’a jamais eu une députation aussi réduite depuis l’introduction de la proportionnelle, et qui n’a pas fait pareil score, en pourcentage des voix, depuis les élections de 1914). La crainte de voir le PS suisse suivre la pente des autres partis sociaux-démocrates européens n’est, hélas, plus totalement absurde. Pages de gauche a été créé parce que nous sommes intimement convaincus que la gauche ne peut être forte que si elle se positionne clairement à gauche. La législature passée, avec sa série de compromissions et de forfaitures (en particulier sur RFFA), et la punition infligée ce 20 octobre l’ont encore démontré. Pour le PS, il est donc urgent de relire le programme du parti, de changer d’orientation et de relancer une action politique qui s’est trop souvent enlisée dans les manœuvres parlementaires. Les sujets ne manquent pas, entre le racket permanent dont les assurances maladie se rendent chaque année coupables, le scandale tout aussi quotidien des loyers abusifs, les attaques incessantes contre les syndicats, l’affaiblissement des assurances sociales et des services publics, sans compter ces deux sujets qui vont déterminer la politique en Suisse et dans le monde bien au-delà de la législature qui s’ouvre: le féminisme et l’écologie.
Quel gouvernement en Suisse?
L’immense progression des Verts – elle aussi totalement inédite en Suisse depuis 1919 en terme de nouveaux sièges – a immédiatement fait surgir la question de la composition du Conseil fédéral. Plutôt que de se lancer dans de savants calculs pour déterminer le nombre de sièges qui ferait qu’un parti aurait «droit» à ce que l’un·e de ses membres rejoigne le Conseil fédéral, ou de se lancer dans d’interminables querelles interprétatives sur le sens de la «formule magique», nous aimerions rappeler que la composition du collège gouvernemental en Suisse ne répond qu’à des considérations politiques. Cela a toujours été le cas, de 1848 lorsqu’il était intégralement radical à 1959, lorsque les partis bourgeois ont consenti à y intégrer deux socialistes, en passant par 1891 lorsque les radicaux accordent au parti catholique-conservateur son premier siège pour contenir leur opposition, 1920 lorsque les mêmes en obtiennent un second pour renforcer la droite anti-socialiste après la grève générale, ou 1929 avec l’entrée au gouvernement du parti agrarien afin de rallier la paysannerie au bloc bourgeois. C’est encore vrai au XXIe siècle avec les entrées et les sorties des Conseillers fédéraux UDC du collège. La «formule magique» n’est ni magique, ni même une formule; c’est un calcul d’opportunité politique effectué par les différentes forces en présence.
Sur ce plan, le système politique suisse est parfaitement normal. Ce qui le distingue en revanche, c’est que la coalition gouvernementale doit, pour pouvoir gouverner sans trop de difficulté, rassembler bien davantage que la moitié des sièges du parlement. C’est dû à la démocratie directe, mais aussi à la faible discipline partisane au parlement et à l’extrême fédéralisme des partis politiques eux-mêmes (qui sont divisés sur de nombreux objets).
Malgré les dénégations répétées des expert·e·s auto-proclamé·e·s ès formule magique et les bizarreries du système politique suisse, le Conseil fédéral est bien une coalition, dans le cadre d’un régime parlementaire somme toute assez classique. L’accession d’un·e Vert·e au gouvernement dépendra donc d’un accord entre les principaux partis, et il faut espérer que celui-ci soit aussi explicite que possible, dans les deux sens. En clair, les Verts ne doivent rejoindre le Conseil fédéral que si les autres partis s’engagent sur certaines de leurs revendications, ce qui supposera en retour de faire certaines concessions (comme le PS avait dû le faire en 1943 en se ralliant au principe de la défense nationale).
Avec le parlement qui est sorti des urnes le 20 octobre, il faut toutefois noter que l’actuelle majorité UDC-PLR du Conseil fédéral ne dispose plus d’une majorité au Conseil national (sans l’avoir jamais eue au Conseil des États). Cette situation est problématique et devrait conduire, en bonne logique parlementaire, à attribuer l’un des sièges du PLR à un autre parti. Ignazio Cassis, avec son bilan désastreux et son incompétence manifeste pour le poste qu’il occupe, est un candidat tout désigné pour subir les conséquences des résultats des élections fédérales. Comme l’avait dit Chuck Schumer à Donald Trump après les élections de mi-mandat en 2018, « elections have consequences, Mr. President »…
Aller plus loin: un Conseil fédéral à neuf membres
Le moment nous semble aussi propice pour rouvrir la discussion non seulement sur la composition du Conseil fédéral, mais aussi sur le nombre de ses membres. Celui-ci ne dépend pas directement de la charge de travail que la direction d’un département est supposée représenter, même si c’est l’argument qu’utilisent la plupart des partisan·e·s de cette augmentation. Ce n’est pas la raison qui a conduit la commission chargée de rédiger la constitution de 1848 à imaginer un exécutif de sept membres. La raison qui les a conduit à instituer un exécutif collégial, héritage à la fois de l’Ancien Régime et de la période de la République helvétique, tenait à leur crainte d’une trop forte personnalisation du pouvoir attachée à la figure d’un président unique, c’est-à-dire à une forme de monarchie (au sens strict du terme).
Il est vrai que deux départements au moins (le DFI et le DETEC) ont enflé tant et si bien qu’à défaut de crever, pour paraphraser La Fontaine, ils sont devenus à peu près impossibles à diriger politiquement. Une nouvelle répartition des départements permettrait de ventiler les différents offices les composant, et si, par la même occasion, l’on décidait enfin de séparer la justice de la police, cela permettrait à la Suisse de ne plus ressembler au premier État autoritaire venu…
Mais l’essentiel n’est cependant pas là. L’élévation du nombre de membres du Conseil fédéral permettrait d’une part que chacun·e puisse se consacrer à la fois à la gestion de son département et aux questions politiques générales (ce qui comprend la surveillance du travail dans les autres départements). La proposition la plus radicale serait à cet égard de revenir au fonctionnement de la République helvétique, avec un directoire gouvernemental chargé de superviser le travail de tous les départements (l’équivalent d’un poste collégial de première·er ministre), avec des ministres ou des secrétaires d’État élu·e·s en charge de la direction opérationnelle des départements.
La seconde raison tient à la concentration progressive du pouvoir dans les mains du gouvernement, que l’on observe dans tous les États, y compris en Suisse, même si la situation y est moins inquiétante qu’ailleurs. L’augmentation du nombre de membres du Conseil fédéral permettrait de limiter cet effet, tout en dépersonnalisant le pouvoir, en cohérence avec le souhait des constituants de 1848. On se gausse souvent des Suisses qui sont incapables de se souvenir du nom de leur Président·e, il nous a au contraire toujours semblé que c’était là l’un des aspects les plus intéressants du système politique suisse que de diffuser le pouvoir à tel point que plus personne ne sache qui occupe la fonction censée être la plus élevée.
Enfin, le passage d’un Conseil fédéral de sept à neuf membres permettrait de composer avec plus de finesse et de souplesse les coalitions gouvernementales dont nous parlions plus haut, entre la gauche et la droite bien sûr, mais aussi entre hommes et femmes ou entre régions linguistiques.
Quelle responsabilité politique?
Il faudrait également s’interroger sur une autre bizarrerie de la Constitution suisse. Si le gouvernement y est élu par le parlement – ce qui nous semble être une excellente chose (voir Pages de gauche n° 122) – ce dernier ne peut démettre celles et ceux qu’il a lui-même élus. En d’autres termes, en Suisse, le gouvernement est politiquement irresponsable. Il n’existe pas de motion de censure, ni contre l’ensemble du Conseil fédéral ni contre l’un·e de ses membres. Corrélativement, le Conseil fédéral ne peut pas davantage convoquer des élections anticipées, ce qui explique que la Suisse est, avec les États-Unis, le seul pays du monde dans lequel les législatures se suivent avec une régularité horlogère depuis sa création.
Il existe tout de même deux moyens de censure indirects du Conseil fédéral par le parlement, d’importance très différente. Le premier, le plus faible, concerne l’élection annuelle des président·e et vice-président·e. Le vote consiste depuis des décennies (il en était différemment au XIXe siècle) en un concours dont le seul suspens est de savoir quel score le ou la candidate va obtenir. Le parlement pourrait très bien utiliser ce pouvoir dont il dispose afin de marquer, non pas seulement un léger agacement comme c’est le cas actuellement, mais sa défiance à l’égard de l’un·e des membres du Conseil fédéral en lui refusant la présidence.
Le second moyen, beaucoup plus drastique, réside dans la réélection quadriennale de chacun·e des membres du Conseil fédéral, qui aura lieu en décembre de cette année à l’ouverture de la nouvelle législature. La reconduction automatique des membres du Conseil fédéral, à quatre exceptions près depuis 1848 comme on sait , est en elle-même une étrangeté et un abandon de facto par le parlement d’une partie de ses prérogatives.
L’usage de ces deux moyens de censure aurait évidemment des conséquences, notamment sous la forme de mesures de rétorsion réciproques des partis les uns envers les autres. Le second ne peut donc être utilisé que s’il existe un consensus suffisamment large autour de l’éjection d’un des membres du collège gouvernemental. C’est d’une certaine manière ce qui s’est passé en 2007 avec la non-réélection de Christoph Blocher car, même si elle a été arrachée de justesse lors du vote, personne n’a ensuite véritablement regretté cette décision, et ni l’UDC ni le PLR ne s’étaient alors lancés dans une véritable guérilla lors des élections suivantes du Conseil.
Retrouver un peu d’imagination politique
On sait que le monde politique suisse est d’une immense stabilité. L’arrivée massive des Verts à l’Assemblée fédérale pourrait, devrait même devrait-on dire, rouvrir l’imagination politique dans ce pays qui en manque souvent. Cette situation n’est pas une fatalité, la Suisse ou ce qui en tenait lieu a ainsi été un véritable laboratoire politique aux XVIIIe et XIXe siècles, inventant ou important de l’étranger quantité de pratiques institutionnelles innovantes, du gouvernement collégial à la démocratie directe ou au fédéralisme. Dans une démocratie, aucune institution n’est sacrée et il faut en permanence réinterroger l’ordre politique. Les motifs d’interrogation ne manquent pas aujourd’hui en Suisse. Il est temps de poser les questions et, bien sûr, de proposer quelques réponses!