Olga Baranova •
Dans le contexte de l’agression russe de l’Ukraine et des exils qu’elle provoque en Ukraine comme en Russie, Olga Baranova, qui est une contributrice régulière de Pages de gauche, nous a proposé de publier une traduction d’une réflexion personnelle sur la représentation de la complexité des identités migrantes initialement publiée en allemand sur blog en ligne de la Wochenzeitung.
En ce moment, on a besoin d’identités claires qui représentent de manière univoque le bien ou le mal. Au vu de l’horreur de la guerre, c’est tout à fait compréhensible: pour assimiler la terreur d’une manière ou d’une autre, il faut des visages, des opinions, des émotions, une expertise. Ainsi, les médias créent ainsi des surfaces d’identification et de projection pour que nous puissions tisser un lien avec les événements, même si pour la plupart d’entre nous, le quotidien n’est que relativement peu impacté la guerre qui se déroule à 2000 kilomètres d’ici. Ceci est l’essence du travail journalistique.
Le problème, c’est que cette couverture médiatique met régulièrement de côté la complexité des identités des migrant·e·s qu’elle met en avant.
Se taire ou être catalogué·e
Je constate cela d’un point de vue de personne concernée: parce que mon origine est publiquement perçue comme « russe », et souvent exclusivement russe, mais que par ailleurs, je suis parfaitement suisse-compatible (ce qui est assez logique si l’on considère que je suis une Suissesse), je suis régulièrement invitée à m’exprimer publiquement. La tribune qui m’est offerte suscite toujours chez moi des sentiments contradictoires: d’une part, en tant que politicienne de la gauche, je ne veux pas manquer l’occasion de défendre les droits humains et la justice. D’un autre côté, je dois prendre le risque que mes identités soient victimes de cette opportunité qui m’est offerte. Par conséquent, je dois faire un choix: soit je me tais, en espérant que cela me rendra moins «différente» aux yeux de la société majoritaire. Ou bien j’accepte les invitations — et je risque d’être perçue comme ce que je ne suis pas, à savoir: une Russe.
Que cela me plaise ou non, j’ai une relation avec la Russie. J’y suis née et j’y ai passé une partie de mon enfance ; mes parents, qui vivent également en Suisse, sont russes; enfin, je possède (encore) un passeport russe et je peux m’exprimer dans la langue de ce pays. Mais la liste s’arrête là. Ce qui, pour les personnes qui n’ont pas d’expérience de la migration, apparaît comme un marqueur immuable d’une appartenance nationale, n’a que peu d’importance pour moi. Ce qui est bien plus important pour mon identité, c’est par exemple mon lien fort avec l’Allemagne, où mes valeurs fondamentales et mon intérêt politique se sont développés; et, en tout premier lieu, ma vie et mon engagement en Suisse, le pays qui est le mien. Ces deux pays et les expériences que j’y ai acquises jouent un rôle mille fois plus important dans ce que je suis aujourd’hui (et que ce que vous voyez à la télé lorsque je m’exprime) que mon pays de naissance.
Ma meilleure amie, elle-même une seconda qui porte l’origine de ses parents de manière encore plus proéminente que moi, ne rate jamais une occasion de me critiquer lorsque j’accepte des invitations médiatiques en rapport avec la Russie : «En le faisant, tu ne fais que bétonner une image “russe” de toi». Avant chaque intervention médiatique, je négocie donc: comment suis-je mentionnée (évidemment, en tant que Suissesse)? Au nom de qui je parle (évidemment, uniquement en mon nom propre). Quelle est l’information la plus pertinente me concernant (évidemment, mes engagements politique et professionnel). Souvent, cela fonctionne, mais parfois je me retrouve avec les représentations les plus déformées de moi-même (comme récemment dans le Tages-Anzeiger, où j’ai été attribuée à la «diaspora russe»: c’est dommage que ni moi ni la diaspora russe n’en sachions rien).
Une sous-représentation flagrante
Mais pourquoi cet enjeu de la représentation est-il si important, pour moi, pour ma meilleure amie et pour beaucoup d’autres personnes? C’est simple: nous sommes toujours confronté·e·s au risque d’être dépossédé·e·s de notre légitimité en tant que Suisses-esses. Lorsque je parle des difficultés que l’administration suisse rencontre lors de sa quête du numérique ou de ma douleur face à l’invasion russe en Ukraine: je fais les deux à partir de la même identité. Mais je prends toujours le risque d’être désignée différemment dans ces deux situations, pour la facilité, pour l’effet. Peu de médias sont conscients de ce que cela provoque. Finalement, ce à quoi nous sommes confronté·e·s tous les jours en politique s’applique aussi au monde des médias suisses: il y a une sous-représentation flagrante des personnes issues de l’immigration. Cette situation intenable a pour conséquence une sensibilisation insuffisante à la complexité des identités migrantes.
J’ai décidé de continuer à m’exprimer publiquement tout en défendant mes identités. Sans choisir entre l’un ou l’autre, quelle que soit la complexité que cela amène. La migration nous prend tant de choses: l’insouciance, le réseau, la famille, parfois aussi la capacité à se sentir véritablement chez soi quelque part. Mais parfois, la migration donne aussi des ressources insoupçonnées: par exemple, la force de création qu’apporte une richesse de perspectives.
Dans le monde qui évolue entre catastrophe climatique, guerres et inégalités globales, nous, les migrant·e·s, ne serons que de plus en plus nombreuses et nombreux. Et chacun·e d’entre nous apportera à l’avenir un ensemble d’identités: dans l’économie, la politique et les médias de nos pays.
La lutte pour la reconnaissance de cette complexité a commencé.
Crédit image: Road Ahead sur Unsplash.