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Pour une nouvelle presse

Ancien rédacteur en chef du Courrier et fondateur du bimensuel La Cité en 2010, Fabio Lo Verso vient de publier un Manifeste pour une nouvelle presse (en) Suisse, dans lequel il cherche à définir le modèle qui doit remplacer l’ancienne presse, fatalement vouée à la disparition. Le diagnostic est connu et partagé par beaucoup: concentration des titres et des médias dans un nombre de plus en plus restreint de grands groupes de presse, impératif de rentabilité, développement des journaux gratuits et de l’information sur Internet, disparition du journalisme d’investigation, raccourcissement des contenus, contrôle des sources hasardeux, etc. À ce constat apocalyptique faudrait-il peut-être simplement ajouter que l’âge d’or de la presse est dans une large mesure fantasmé, et que les journaux du XIXe siècle ne produisaient pas une information de très grande qualité, étaient généralement inféodés à des partis ou à des groupes de pression et ne correspondaient guère à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui d’un «journalisme de qualité». Le XXe siècle n’est pas plus exemplaire à cet égard, comme les nombreux films hollywoodiens consacrés à la presse le montrent. Que celles et ceux qui croient que le sensationnalisme et la tyrannie de l’urgence et de l’instantané sont des phénomènes récents voient ou revoient Ace in the Hole, l’admirable film de Billy Wilder (1951).Se départir de la rengaine du «jamais vu» ne doit pas pour autant signifier qu’il faille entonner celle du «toujours ainsi»! La presse et les médias en général vont mal, l’information souffre et les changements de ces dernières années sont profonds et, pour certains, néfastes. Pour ne citer qu’un chiffre édifiant, Fabio Lo Verso rappelle qu’entre 2000 et 2013, le nombre de quotidiens payants est passé de 45 à 32 en Suisse (p. 16). Contrairement à ce que certain·e·s avancent, ni les dépêches d’agence, ni le «journalisme citoyen», ni le papillonnage sur Internet ne remplaceront la fonction politique déterminante remplie par une presse professionnelle où des journalistes sont payés pour suivre des dossiers (sans nécessairement écrire quotidiennement à leur propos) et pour mener des enquêtes au long cours. La presse est un contre-pouvoir, et pour cela elle a besoin non seulement de protections juridiques, mais aussi de moyens financiers qui ne visent que la poursuite de cette tâche, et non un profit quelconque. Lo Verso examine certains modèles alternatifs de financement, notamment un soutien public plus important à la presse écrite. L’État pourrait par exemple financer une partie de la formation des journalistes ou encourager la création de postes de correspondants à l’étranger (un modèle expérimenté par l’Autriche et évoqué en pages 54-55), ou abonner massivement les bibliothèques et les écoles aux différents titres (ce que fait la Norvège par exemple). Le financement d’un «bon» distribué à tout le monde et permettant de s’abonner à un journal de son choix est une autre idée, dont le Manifeste ne parle pourtant pas.

Le propos du livre, cependant, réside ailleurs. Il s’agit pour Lo Verso de démontrer l’intérêt et la viabilité de son projet éditorial à lui, le bimensuel La Cité qui paraît depuis l’automne 2011. Centré sur ses lectrices et ses lecteurs, «ni marchant ni militant», comme il le répète à l’envi, le journal est censé représenter la «nouvelle presse» en Suisse romande. L’avenir dira bien sûr si ce modèle est pérenne, espérons-le puisque La Cité participe bien évidemment à la diversité de la presse romande. Avouons seulement notre gêne devant ce refus explicite et obstiné d’engagement militant, c’est-à-dire, pour parler plus franchement, de ligne politique. Nier avoir une ligne ne signifie pas qu’elle n’existe pas, Fabio Lo Verso devrait le savoir, et l’«humanisme» qu’il revendique pour son journal est un viatique politique à notre sens un peu flou, de ceux qui permettent, dans un même numéro, de faire l’apologie de le chroniqueur anarchiste Henri Roorda et de consacrer un supplément à l’ultra-libérale notion d’«employabilité»1. Pourtant, refuser la marchandisation de la presse et affirmer l’importance de cette dernière pour la démocratie, c’est déjà adopter une position plus radicale que le seul «humanisme». Lorsqu’il écrit que «le journalisme humaniste se place, lui, en dehors de la logique des rapports de force politiques et économiques: bloc contre bloc, gauche contre droite» (pp. 36-37), comment comprendre dès lors son positionnement? Refuser la logique du profit dans le monde de l’information reviendrait à se placer en dehors des rapports de force économiques? Bien au contraire, ce ne peut qu’être à partir d’une place très précise dans les rapports de force politiques et économiques qu’il devient possible non seulement de critiquer le fonctionnement actuel de la presse, mais également d’imaginer des modèles alternatifs, ce que fait La Cité. Lorsqu’il ajoute au surplus que «le journaliste humaniste se donne pour règle de penser contre soi-même, une modalité qui écarte d’emblée l’usage de grilles d’analyses formatées, propres aux journaux militants» (p. 37), on comprend mieux ce qu’il reproche à ces derniers. N’attendre des faits qu’ils ne fassent que confirmer les théories, voilà l’accusation que l’on portait naguère et parfois avec raison à la presse communiste la plus dogmatique. À Pages de gauche, nous qui revendiquons de faire un journal militant clairement positionné dans les rapports de force politiques et économiques, nous cultivons aussi la méthode du doute permanent, l’attention à l’inédit et à l’invisible, le décalage par rapport aux opinions dominantes, y compris au sein de notre propre «famille politique», comme il convient de l’appeler. Militant ne doit pas vouloir dire aveugle et sourd, fanatique ou péremptoire!

La disqualification du journalisme militant est un peu inquiétante d’un point de vue politique duquel, quoi que pense Fabio Lo Verso, on ne s’échappe pas simplement en assurant vouloir le faire. Le «ni droite ni gauche» a depuis longtemps une coloration politique très précise qui devrait le rendre inutilisable hors des cercles desquels il est historiquement issu2. Tout journal, tout mouvement, tout projet se situe politiquement quelque part. Nous croyons déceler dans La Cité un tel positionnement, mais le refus de son rédacteur en chef de l’assumer explicitement rend parfois les choix du journal moins clairs, voire difficilement compréhensibles. On sait bien que la devise prométhéenne du New York Times – «All the news that’s fit to print»3 – est contredite chaque jour par le contenu du journal lui-même. On ne peut pas imprimer toutes les informations, et pas même toutes celles qui le mériteraient. Le rôle d’un journal est de trier, de sélectionner et d’analyser, et il ne peut remplir aucune de ces trois fonctions sans boussole politique.

Les mutations actuelles et à venir de la presse écrite sont gigantesques, c’est le mérite du manifeste de Fabio Lo Verso de les prendre au sérieux et, de l’impossibilité du maintien de la presse d’autrefois, de ne pas conclure à l’inéluctabilité des modèles marchands aujourd’hui dominants. Une presse de qualité est toujours possible, car elle est incontestablement souhaitée par un lectorat qui, au demeurant, pourrait sans doute financer plusieurs titres. C’est précisément à ce lectorat-là que La Cité s’adresse, et l’on ne peut que souhaiter qu’elle le trouve, d’abord pour garantir sa survie, mais aussi – et même surtout – parce qu’une presse de qualité se construit toujours grâce à une pluralité de titres et à une émulation entre eux. Le lectorat d’une presse de qualité n’est pas un gâteau aux dimensions finies à partager entre un certain nombre de titres, c’est au contraire – pour utiliser une image courante – une flamme qui se propage de titre en titre, de lectrice en lecteur et de journaliste en journaliste.

 

 

À lire : Fabio Lo Verso, Manifeste pour une nouvelle presse (en) Suisse, Lausanne, Éditions Paulette, 2013, 75 p.

1 La Cité, 10 mai 2013.

2 Cf. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France, Paris, Gallimard, 1983.

3 «Toutes les informations qui méritent d’être imprimées».

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