Le groupe de presse alémanique Tamedia fait actuellement l’objet de trois actions judiciaires de la part de personnalités romandes en vue, en l’occurrence les Conseillers d’État Pierre Maudet et Pascal Broulis, et le désormais bien connu patron de Ferring, Frederik Paulsen. Pierre Maudet agit en justice à Genève pour exiger un droit de réponse à l’encontre d’un article paru dans le Tages Anzeiger mettant en lumière des pressions dont aurait été victime une journaliste de la RTS qui a enquêté sur l’affaire Maudet. Pascal Broulis a saisi la justice civile vaudoise d’une action civile pour atteinte à l’honneur, également pour une série d’articles parue dans le Tages Anzeiger au sujet de sa situation fiscale. Enfin, Frederik Paulsen agit de son côté à Zurich, également par une action civile pour atteinte à l’honneur, suite à divers articles parus dans plusieurs médias appartenant au groupe Tamedia.
Comme le veut la loi, l’éditeur, en l’occurrence Tamedia, est juridiquement responsable du contenu de ses publications et c’est donc lui (parfois à côté des journalistes ayant signé l’article) qui est attaqué en justice. Sans vouloir prendre la défense du modèle économique promu par Tamedia[1], les attaques dont l’éditeur est la cible sont inacceptables et doivent être dénoncées pour ce qu’elles sont, des tentatives d’intimidation et des atteintes à la liberté de la presse.
Les trois plaignants mettent évidemment en avant le fait qu’il est de leur bon droit de saisir les tribunaux s’ils s’estiment victimes d’une atteinte injustifiée à leur personnalité. C’est le fonctionnement de l’État de droit. L’argument est toutefois trop court. Les plaignants ne sont pas n’importe qui, mais deux responsables politiques aux affaires, membres de gouvernements cantonaux, et un milliardaire domicilié en Suisse au bénéfice d’un forfait fiscal et propriétaire d’un important groupe industriel. Même si Tamedia n’est pas dénué de possibilités de se défendre, la décision de porter le débat sur le terrain judiciaire est en elle-même une décision stratégique, et même politique. Il s’agit d’imposer à l’éditeur d’engager des ressources potentiellement importantes en temps et en argent pour défendre leurs articles, ressources qui ne seront pas consacrées au travail d’investigation, tout en lui interdisant de fait d’écrire sur les trois personnages en question aussi longtemps que le procès n’est pas terminé, une stratégie déjà utilisée par Jean-Claude Gandur à l’encontre du Courrier. De plus, en insistant sur la responsabilité de l’éditeur et des journalistes, la démarche a pour but d’intimider les journalistes et de limiter la pratique du journalisme d’investigation.
De plus, en insistant sur la responsabilité de l’éditeur et des journalistes, la démarche a pour but d’intimider les journalistes et de limiter la pratique du journalisme d’investigation.
Sur le fond, et sans pouvoir évidemment prédire ce que seront les décisions des tribunaux dans les affaires qui leur sont soumises, les démarches judiciaires apparaissent fondamentalement injustifiées. Les trois plaignants sont sans conteste des personnalités publiques. Il est de jurisprudence établie que des personnalités publiques telles que des magistrats aux affaires ou un magnat de la pharma, au demeurant consul honoraire de Russie, qui ne se cache pas de sa proximité avec le monde politique romand, doivent supporter de (potentielles) atteintes à leur personnalité dans le cadre des affaires de presse, en raison de l’intérêt public à la diffusion de l’information dans une société démocratique. Et d’ailleurs, les articles concernant Maudet, Broulis et Paulsen ne concernaient pas des aspects de leur vie privée spécialement dignes d’être protégés, mais des informations concernant les conditions d’exercice de leur mandat (pour les magistrats, et relevons que les déductions fiscales du chef des finances vaudoises ne constituent pas, à ce niveau de responsabilité, une affaire purement privée), ou les conditions d’attribution d’avantages fiscaux et l’influence d’un milliardaire sur la vie politique romande (pour Paulsen). L’intérêt public à l’information est d’autant plus important dans ce cas que l’intéressé représente, certes au niveau consulaire, les intérêts d’un État étranger – la Russie pour ne pas la nommer – en Suisse romande. Les articles parus dans les médias du groupe Tamedia sont salutaires pour la démocratie et l’éditeur mérite tout notre soutien face aux attaques judiciaires récentes. S’il devait y avoir un bémol à exprimer, il tiendrait au fait que les articles concernant les Conseillers d’État romands (mais pas ceux sur Paulsen) soient parus initialement dans un titre zurichois. Saluer l’indépendance de l’éditeur implique de relever par honnêteté une proximité parfois trop importante des titres romands avec les cercles du pouvoir.
Arnaud Thiéry
[1] Nous l’avons d’ailleurs dénoncé à plusieurs reprises, par exemple ici : https://pagesdegauche.ch/tamedia/ et ici : https://pagesdegauche.ch/n165-leditorial-soutenir-la-presse-detruire-tamedia/