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Orban et la fin possible de la démocratie

Dans l’un de ses discours devenus fameux à la fin de 2009, Viktor Orban, prétendant au poste de premier ministre, a rendue publique sa vision relative à l’avenir politique de la Hongrie. Dans ce discours, on pouvait entendre des propos comme la « préservation du caractère de l’existence hongroise », mais aussi la « possibilité » de « créer un champ de forces politique centrale et unitaire », qui supplanterait la « dualité » politique, et pourrait enfin devenir la base d’un pouvoir par-delà plusieurs cycles électoraux. Ce gouvernement pourra donc se passer des débats « incessants et infructueux » avec l’opposition. Le rêve d’Orban s’est réalisé aux élections de 2010 : son parti, le Fidesz, a obtenu une majorité écrasante à l’Assemblée, avec plus de deux-tiers des sièges. Les conséquences ont tout de suite été palpables. Les institutions garantes de la démocratie ont entamé un déclin rapide. La première loi restrictive d’une longue série a été une loi sur les médias, parallèlement à la mise en place d’une Autorité des médias, qui a provoqué le premier conflit avec l’UE.

D’ores et déjà, le démantèlement du système de poids et contrepoids est achevé : les institutions démocratiques sont vidées de leur contenu. La législation se fait sur mesure, et est entièrement dirigée d’en haut, par le gouvernement, ou plus précisément par Orban. Si quelques lois se trouvent quand même annulées par la Cour constitutionnelle, tant pis, la majorité gouvernementale modifie tout de suite, non pas la loi en question, mais la constitution elle-même. Les député·e·s n’ont aucun autre rôle que de tout voter, ce qu’ils et elles font effectivement avec discipline. Récemment, une « procédure d’urgence » en matière d’adoption des projets de lois a été introduite, pour « accroître l’efficacité » de cette usine à lois qu’est devenu le parlement : le temps de lecture et de discussion des projets peuvent être réduits désormais quasiment à néant. Cette mesure bafouant les droits de l’opposition ainsi que les principes de base du débat démocratique a conduit les député·e·s du parti LMP (« Une autre politique est possible », parti de centre-gauche) à s’enchaîner devant l’entrée de l’Assemblée, manifestant ainsi leur impuissance devant les dérives autoritaires du parti majoritaire. Ils et elles ont été conduits au commissariat par la police.

Tout naturellement, tous les postes-clés de l’État ont été attribués aux fidèles du gouvernement, comme celui du président de la République, qui est l’ancien vice-président du Fidesz, totalement dépourvu de charisme ou de prestige, et entièrement soumis à Orban (jusqu’ici, il a automatiquement validé toutes les lois, sans aucune exception). De même pour le procureur général, le chef de la nouvelle Autorité des médias, les nouveaux juges de la Cour constitutionnelle (qui a vu en plus restreindre ses compétences), etc. Tous ces postes sont occupés par des proches du parti au pouvoir. La justice se voit également soumise à une influence politique directe ; en témoigne le harcèlement juridique des rivaux et adversaires idéologiques. Tout le monde sait que les médias « publics » sont sous l’influence directe du gouvernement. Celles et ceux qui n’ont pas Internet en Hongrie (et il y en a beaucoup), sont complètement privés d’informations objectives.

Le dernier bastion encore à conquérir pour le gouvernement reste la Banque centrale, pour pouvoir contrôler la politique monétaire, ainsi que mettre la main sur les réserves de devise. Les attaques du gouvernement contre son président ont alerté la Commission européenne. Effectivement, la Commission vient de lancer des procédures d’infraction relatives à l’indépendance de la Banque centrale, au statut des juges et à la protection des données. Mais il est probable qu’en vue d’apaiser les conflits avec la Hongrie, elle ne se lancera pas dans la critique du nouveau système politique et constitutionnel en tant que tel, pourtant profondément antidémocratique.

L’œuvre d’Orban devait être achevée par l’écriture d’une nouvelle constitution, à la fin de 2011. Cette constitution complètement rétrograde a été adoptée sans la contribution de l’opposition, car elle ne contient plus suffisamment de garanties pour certains droits fondamentaux, et qu’elle utilise un langage nationaliste. Mais la majorité des deux-tiers sert aussi à des trucages qui sont censés éterniser le règne du Fidesz, même au-delà d’une éventuelle défaite électorale future. Ainsi, des mesures économiques simples comme le système d’imposition sur le revenu (d’ailleurs extrêmement injuste), ou le système des retraites, sont bétonnées dans des « lois cardinales » qui ne sont pas modifiables par une majorité simple. Orban l’a dit ouvertement : il veut lier les mains des prochains gouvernements pour dix à vingt ans…

Comment en est-on arrivé là ? Depuis son échec aux élections législatives de 2002, le parti d’Orban (à l’époque le premier ministre sortant) a mené une guerre permanente contre les partis de gauche au gouvernement jusqu’en 2010, moment où il a pu récupérer le pouvoir. Le lieu de cette guerre n’a pas été le parlement, mais principalement la rue. Tout a commencé par la contestation de la légalité des élections de 2002 : Orban ne s’est pas résigné à sa défaite, en appelant les gens à manifester, et à fonder des « cercles locaux de citoyens », non directement liés au parti, mais susceptibles d’être mobilisés quand il en avait besoin. Son slogan à l’époque était déjà très caractéristique, exprimant à la fois son nationalisme et ses convictions antidémocratiques : « La patrie ne peut pas être dans l’opposition ».

Pourtant, en 2006, le Fidesz connaît un nouvel échec et la coalition socialiste-libérale est reconduite avec une faible majorité. C’est un peu plus tard que le discours du premier ministre Ferenc Gyurcsany, exhortant les députés socialistes en une réunion privée à un comportement plus responsable, est rendu public : « On a menti, jour et nuit » pour remporter les élections, alors « qu’on a foutu en l’air l’économie », disait-il. Le discours a été suivi d’émeutes organisées par des personnes appartenant majoritairement à l’extrême droite, également attisées par Orban (grâce à Wikileaks, on dispose désormais de preuves qu’Orban a eu des liens directs avec les « manifestants spontanés »). C’est sur ces événements que s’est appuyée la nouvelle stratégie d’Orban dans son combat pour la stigmatisation méthodique du chef du gouvernement, son ennemi politique juré. Dès lors, la rue a été occupée par des manifestant·e·s, et des réunions politiques en dehors du parlement se sont succédées incessamment. Un autre élément clé dans la machine à guerre du Fidesz a été les conférences de presse quotidiennes, lors desquelles les apparatchiks dénonçaient farouchement et systématiquement toutes les mesures prises par le gouvernement comme « prélèvement », « vol », « action contre les intérêts de la nation », « traîtrise » etc. L’important était d’éviter les situations de débat, de discussion rationnelle, de pouvoir mener le combat par des slogans répétés à l’infini dans un environnement médiatique plutôt favorable à ce type de messages.

Le « mensonge » de Gyurcsany de 2006, ainsi que l’intervention parfois agressive de la police contre les manifestant·e·s ont fourni suffisamment de matière à la dénonciation et au dénigrement permanents du premier ministre de la part de la droite. Bien entendu, le Parti socialiste au pouvoir a témoigné d’une incompétence énorme, surtout en matière de politique économique. De surcroît, la corruption des socialistes a atteint des proportions astronomiques, et des scandales ne cessaient d’éclater (qui, d’ailleurs, ne touchaient pas Gyurcsany personnellement). Il est aussi vrai, que par son populisme, par sa présence dans la rue et par son influence croissante auprès de la Cour constitutionnelle, des tribunaux, et au sein des services secrets, le Fidesz a réussi à empêcher toutes les tentatives de réforme conduites par ce gouvernement affaibli. Ce pouvoir impuissant a conduit la Hongrie au bord de la banqueroute en 2008, et l’intervention du FMI a dû être sollicitée.

En 2010, la tactique de cette droite fascisante, légitimée inconsciemment par le président de la République de l’époque Laszlo Solyom, un conservateur modéré, a porté ses fruits. Le Fidesz, pourtant sans aucun programme viable, a pu remporter les élections avec un peu plus de 50% des suffrages exprimés, qui lui a valu plus des deux-tiers des sièges à l’Assemblée. Curieusement, précédemment, Orban n’a jamais été démis de ses fonctions de président du parti, même après ses défaites électorales de 2002 et de 2006, grâce à cette mobilisation permanente de ses troupes et à la transformation du champ politique en champ de bataille. Voilà un homme, qui dirige son parti presque depuis sa fondation, depuis l’époque du changement de régime en 1989-1990. Il a vécu des années d’opposition, d’autres au gouvernement, puis plusieurs défaites électorales, avant de se retrouver à nouveau au gouvernement en 2010. C’est peu dire que le Fidesz dans son fonctionnement intérieur n’est aucunement démocratique : son leader incontestable a choisi lui-même tou·te·s les candidat·e·s pour les élections de 2010, lors d’entretiens personnels. Il n’est pas surprenant que les député·e·s élu·e·s de la majorité soient entièrement loyaux, car dépendant personnellement de lui : ils ne témoignent d’aucune autonomie à son égard, et ne se permettent jamais de discuter les projets de loi du gouvernement. Ils et elles constituent donc une formidable machine à voter entre les mains du premier ministre.

Pourtant, la démocratie ne cesse pas d’exister tant qu’il y a des élections libres, dit-on. En même temps, le Fidesz a rendu extrêmement difficile, sinon impossible, pour l’opposition de gagner les élections à l’avenir, par un redécoupage des circonscriptions en sa faveur. Selon des calculs objectifs, si cette nouvelle cartographie électorale avait été en vigueur auparavant, le Fidesz aurait gagné les deux élections précédentes de celles de 2010, qu’il avait en réalité perdues… Aujourd’hui le Fidesz légitime ses actions antidémocratiques et anticonstitutionnelles par l’argument que c’est le peuple qui le veut ainsi. Mais avec la nouvelle loi électorale il met également en péril les élections libres, ce qui pourrait signifier rien de moins que la fin de la démocratie. Une domination autoritaire, voire dictatoriale, de longue durée s’esquisse à l’horizon.

 

 

 

 

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