Le statut de l’étudiant·e est assurément un excellent observatoire d’où déterminer la situation sociale à un moment donné. Les transformations actuelles de l’enseignement tertiaire doivent être résolument combattues.
L’accès à l’enseignement supérieur (enseignement dit «tertiaire», en Suisse: universités, HES, EPFs) reste fortement structuré socialement, même si le nombre total d’étudiant·e·s s’est nettement accru au cours du dernier tiers du XXe siècle, et a même connu un bond impressionnant en Suisse ces dix dernières années. La soi-disant «démocratisation» de l’Université a consisté essentiellement en une massification de l’accès à l’enseignement supérieur, sans pour autant que la hiérarchie sociale ne s’en trouve bouleversée. Les vieilles hiérarchies entre types d’études se maintiennent tant dans leur structuration sociale que genrée.
Vers une «allocation universelle d’étude»
La sociologie de l’éducation nous a enseigné que les barrières d’accès à l’enseignement supérieur n’étaient pas uniquement financières, mais relevaient également de logiques de reproduction sociales complexes. Néanmoins, afin de favoriser au maximum l’ «égalité des chances», une revendication historique du mouvement étudiant a été la création d’un véritable système d’«aide à la formation» unifié au niveau fédéral. Les systèmes de bourses sont en effet ancrés au niveau cantonal et restent généralement nettement insuffisant pour pouvoir vivre sans autres apports financiers (soutien des parents, travail annexe, prêt, etc.). La réponse amenée ces dernières années par les milieux qui dirigent ce pays a été soit de ne rien faire, soit de développer les prêts d’études, dans une stricte logique néolibérale de responsabilité individuelle.
Dans ce contexte, on peut comprendre que pour combattre la misère en milieu étudiant, il a parfois été proposé de développer un «salaire étudiant» sur le modèle de certains pays scandinaves. Le terme de salaire néanmoins est inapproprié. Le salaire est la contrepartie nécessaire du travail effectué par un individu qui ne possède pas les moyens de production. Le salaire est donc un rapport social précis, d’exploitation et de subordination. L’étudiant·e n’est pas dans une telle situation, car il ne participe pas directement au processus de production. On pourrait nuancer cette affirmation tant l’exploitation du travail des étudiant·e·s au niveau du master et du doctorat semble être devenu la norme.
Néanmoins, l’idée d’une allocation versée automatiquement à chaque étudiant·e et suffisante pour vivre dignement, mérite d’être défendue par la gauche. Une telle allocation permettrait de supprimer une partie importante des barrières financières à l’entrée dans les études. Elle serait surtout un signal fort reconnaissant la nécessaire autonomie des individus vis-à-vis de leurs parents et signalerait un droit inaliénable à l’éducation y compris au niveau supérieur.
Lutter contre «le marché de l’éducation»…
Néanmoins, la transformation de l’éducation supérieure en un lieu d’émancipation sociale est trop souvent réduite, par le mouvement étudiant ainsi que la gauche, à l’élargissement de ses conditions d’accès. C’est se leurrer sur les transformations plus profondes du système qu’il serait pourtant nécessaire de repérer pour combattre.
La massification de l’enseignement supérieur s’est accompagnée de deux mouvements parallèles, en apparence contradictoires. Premièrement, un relatif étouffement financier des universités. D’autre part une réorientation des cursus et des matières enseignées vers une plus grande adéquation de l’enseignement supérieur aux «besoins de l’économie».
L’augmentation massive du nombre d’étudiant·e·s n’a pas été suivie par une évolution parallèle des financements publics de l’Université. Mais toutes les institutions et toutes les disciplines n’ont pas évoluées de la même manière. Cet étouffement financier a pour but d’accélérer l’achèvement du «marché de l’éducation». Les institutions universitaires sont invitées à chercher des «financements externes» issus du «privé», en même temps que s’organise la soi-disant «autonomisation» des institutions, préalable nécessaire à leur privatisation. Le modèle du nouvel institut des hautes études internationales (IUHEID) à Genève, voulu par la conseillère fédérale Calmy-Rey, en est le dernier exemple en date. Outre les employé·e·s, les étudiant·e·s sont les dindons de cette mauvaise farce qui se voient alors sommé•e•s de payer des taxes d’études toujours plus importantes, en attendant d’atteindre les tarifs américains. Ce «marché de l’éducation supérieure» doit permettre de nouvelles possibilités d’investissement ou de pseudo-mécénat de la part du capital privé.
… et contre «l’éducation au marché»
Le développement du «marché de l’éducation» doit aussi se comprendre comme une «éducation au marché» dans laquelle le but utilitariste de la science et de l’enseignement est de produire une masse de travailleur/se·s qualifié·e·s et utilisables par le Capital. Le savoir doit à être réduit à une seule dimension, celle de facteur de production pour accroître la valorisation du Capital. Le savoir devient unidimensionnel (Herbert Marcuse). Dans cette optique, la réforme des cursus met l’accent sur la spécialisation des savoirs, leur uniformisation (malgré les appels pathétiques à l’ «interdisciplinarité»), leur technicisation et surtout leur adéquation au marché du travail. L’étudiant·e unidimensionnel·le est alors formaté pour réclamer plus de «stages» dans son cursus et des matières qui sont vraiment «utiles», comme le prouve le développement de l’enseignement des méthodes statistiques dans les sciences sociales, ou encore les cours d’entrepreneurship développé à l’usage des futurs ingénieur·e·s.
En réalité la transformation sociale et démocratique de l’éducation supérieure suppose à la fois une démocratisation de son accès (par le biais d’une allocation universelle d’étude), et une lutte résolue contre le «marché de l’éducation» et contre «l’éducation au marché». C’est à cette triple condition seulement que les institutions d’enseignement supérieures pourront cesser d’être les machines de reproduction de l’élite sociale.