L’intégration des entreprises suisses dans les chaînes mondiales de valeur: quels enjeux pour la gauche et le mouvement syndical?

Aris Martinelli[1]

Une enquête menée dans deux grandes firmes de l’industrie suisse et dans certains de leurs fournisseurs et sous-traitants locaux et internationaux montre la centralité des chaînes mondiales de valeur (CMV) comme forme d’organisation industrielle en Suisse. Loin d’être un modèle vertueux de développement comme le suggèrent les théories mainstream, les CMV représentent une nouvelle forme de domination du capital sur le travail. En quoi la compréhension des CMV est-elle utile pour l’action de la gauche et des syndicats? Décryptage à partir d’une thèse de doctorat soutenue récemment à l’Université de Genève[2].


Les CMV: une forme de relation capital-travail à l’échelle mondiale

Les CMV traduisent l’éclatement des systèmes productifs à l’échelle mondiale où différentes firmes de divers pays participent à la conception, la fabrication et la vente d’un produit en ajoutant une part de valeur à chaque étape de production de la marchandise finale. Aujourd’hui, la moitié des échanges mondiaux se déroulent au sein des CMV et plus d’un cinquième de l’emploi mondial en dépend. Les CMV s’accompagnent d’une montée en force des firmes multinationales, le plus souvent des pays du Nord, qui jouent le rôle de firmes leaders en contrôlant plus d’un tiers de la production globale et en affectant plus largement l’activité des firmes subordonnées, fournisseuses ou sous-traitantes.

Si les CMV existent depuis le début du capitalisme, ce n’est que dans les années 1980 qu’elles deviennent une organisation productive dominante. Confrontées à une crise économique d’ampleur, les firmes leaders sur les marchés ont restructuré la production à travers des délocalisations et sous-traitances, fusions et acquisitions et des investissements dans la finance et les segments à haute valeur ajoutée de la CMV, notamment les actifs «intangibles» tels que des logiciels, de normes et standards de production, de marques, du savoir-faire, etc. De plus, elles ont rationalisé l’organisation du travail et introduites de nouvelles formes de contrôle du travail basées sur l’intensification du travail, la mise en concurrence et la recherche d’une main-d’œuvre docile et à moindre coût à l’échelle mondiale.

Ce faisant, ces firmes ont renforcé leurs capacités de coordination et de contrôle de la production et du processus de travail, ce qui leur permet de tirer la part du lion des profits dans les CMV. En reprenant la notion de «travailleur collectif» de Marx – qui définit le processus productif dans lequel des salarié·e·s différent·e·s participent à des degrés divers et sous la direction d’un·e «chef·fe d’orchestre» à la création de valeur – on peut dire que les firmes leaders sont les nouvelles «cheffes d’orchestre» du capitalisme mondialisé. Elles contrôlent une force de travail fragmentée dans le monde et disposant des compétences, des statuts et des droits différents. Le cas emblématique de l’iPhone illustre cette évolution: alors que la conception, le design et le marketing du produit se font au sein du siège et des filiales étatsuniennes d’Apple, 90% de la production est externalisée et l’assemblage final se fait dans l’usine taiwanaise de Foxconn. Sur 750’000 travailleurs·euses impliqué·e·s, seule 63’000 le sont par Apple, mais elle empoche des profits à hauteur de 58% du prix d’un iPhone alors que 1,8% revient à Foxconn! Cette évolution concerne aussi, à des degrés divers, des grandes firmes suisses leaders dans les CMV telles que Roche, Nestlé et Syngenta (chimie et agroalimentaire), Calida et Tally Weijl (textile), ou encore Georg Fischer et Stadler (industrie).

Les insuffisances de la théorie dominante (et des théories critiques)

Les CMV peuvent ainsi être considérées comme des organisations productives basées sur de nouvelles stratégies de profit et de contrôle du travail. Or la riche littérature qui a émergé pour étudier les CMV fait l’impasse de cette dimension. Les approches dominantes se limitent en effet à décrire les «facteurs» qui ont favorisé l’émergence des CMV – les technologies de l’information et de la communication, la dérégulation économique, les institutions supranationales prônant le libre-échange et l’intégration des pays du bloc soviétique et émergents dans le marché global – et les considèrent comme de simples relations commerciales inter-firmes. L’analyse s’intéresse notamment aux effets de la participation aux CMV sur les firmes subordonnées et intègre le postulat selon lequel celle-ci permet d’élever les compétences, la valeur ajoutée de la production et les profits et, de surcroît, d’améliorer la croissance économique et le bien-être des salarié·e·s. Ce n’est donc pas un hasard si le paradigme des CMV est repris par des organisations comme le FMI et la Banque mondiale…

Les études mainstream qui «supportent» cette vision se focalisent sur les firmes subordonnées du Sud actives dans des secteurs à haute intensité de main-d’œuvre. En revanche, les recherches plus critiques ont mis en évidence que les effets positifs des CMV sont limités aux grands fournisseurs et sous-traitants, à certaines catégories de travailleurs·euses qualifié·e·s et à des élites locales. Néanmoins, les études de cas se focalisent aussi sur ces mêmes secteurs et pays. Il en résulte ainsi une vision limitée du fonctionnement des CMV.

Une enquête au cœur des firmes leaders du Nord: l’exemple de l’industrie MEM

Au rebours de ces approches, nous nous sommes intéressés à la question de savoir dans quelle mesure les stratégies d’insertion des firmes suisses dans les CMV permettent (ou non) des stratégies de profit viables, favorisent (ou non) le développement des firmes subordonnées, débouchent (ou non) sur la création d’emplois et une amélioration des conditions de travail dans les firmes concernées. La Suisse est parmi les pays les plus intégrés dans le capitalisme mondial et l’industrie d’exportation y occupe une place prédominante. À partir des années 1990, les firmes suisses augmentent les investissements directs à l’étranger et accélèrent leur participation aux CMV. Aujourd’hui, 1,2 million salarié·e·s fabrique des biens répondant à une demande finale étrangère, alors que 3,1 millions participent à l’étranger à la production de biens destinés à la demande finale en Suisse.

L’industrie des machines, des équipements électriques et des métaux (MEM) est illustrative de la trajectoire d’intégration de la Suisse aux CMV qui repose sur les segments à haute valeur ajoutée, de faibles investissements internes et une forte «captation» de valeur provenant d’autres pays. À l’instar d’autres secteurs, elle a été frappée par les crises économiques des années 1990 et de 2008. Les employeurs, avec le soutien de l’État, ont ainsi diversifié les marchés d’exportation et d’investissement, se sont recentrés sur les actifs «intangibles» pour mieux contrôler leurs CMV, ont externalisé les segments à basse valeur ajoutée et misée sur l’innovation et la flexibilité du travail. Cette branche, qui absorbe aujourd’hui 8% de l’emploi au niveau national (et 53% dans l’industrie) et qui se caractérise historiquement par des relations de travail néo-corporatistes, génère plus de deux tiers de valeur ajoutée dans les CMV.

Une dynamique pas si vertueuse pour le travail

Ces stratégies ont permis d’augmenter la valeur ajoutée et d’élever les qualifications dans la branche avec une légère hausse de l’emploi dans les tâches administratives, de vente, de marketing et informatiques, une hausse plus marquée des emplois dans le domaine de la recherche et du développement et des services d’après-vente et une baisse dans les activités productives. Est-ce le signe d’une dynamique vertueuse des CMV en matière d’emploi? Pas vraiment. Les effets négatifs l’emportent. Ces changements se sont en effet accompagnés d’une réduction des effectifs en Suisse, qui sont passés de 351’679 en 1991 à 288’324 en 2018, ainsi qu’une hausse des effectifs à l’étranger dont le nombre dès 2017 dépasse celui en Suisse. L’emploi s’est aussi précarisé: le taux des temps partiels dans la branche a doublé de 6,9% en 1991 à 15,8% en 2018 et le chômage, y compris le chômage partiel, a augmenté notamment lors des années de crise. Finalement, on observe un ralentissement de la tendance à la baisse du temps de travail amorcée durant l’après-guerre à la suite des mesures de flexibilité du temps de travail introduites dans la Convention collective de travail (CCT) de la branche permettant par exemple aux employeurs d’allonger la durée du temps de travail hebdomadaire en cas de difficulté économique sans compensation salariale.

Cette dynamique a contribué à réduire la part de la valeur ajoutée qui revient au travail, qui est passé de 57% en 1997 à 48% en 2018 dans la branche, alors que la part du capital a augmenté respectivement de 43% à 52%. Malgré cela, la croissance du secteur reste incertaine. Les exportations, l’investissement et la productivité ralentissent notamment après la crise de 2008 et la pandémie du Covid-19, alors que le rôle de leader des firmes MEM dans les CMV est menacé par la concurrence mondiale. La dégradation de l’emploi reste donc une nécessité, y compris pour des firmes innovantes, ce qui empêche un développement vertueux.

Les données récoltées dans notre recherche illustrent ces tendances. Au début, la participation aux CMV contribue à donner davantage du sens au travail grâce à une production à plus haute valeur ajoutée. Les formations et l’accomplissement de nouvelles tâches augmentent les qualifications et permettent aux salarié·e·s de rompre la monotonie du travail. Cependant, la nécessité de contrôler tous les aspects du procès de travail de la part des firmes leaders afin de rester concurrentiel sur les marchés mondiaux engendre une pression accrue. Le personnel technique et les ingénieur·e·s des firmes leaders consacrent moins de temps à la recherche et plus de temps aux tâches de gestion et de contrôle. Les hausses de salaire et les primes sont supprimées. Du côté des firmes subordonnées, les tâches se complexifient sans que cela s’accompagne d’une valorisation du travail. Les firmes leaders négocient à la baisse les prix de commandes, renforcent le contrôle et responsabilisent davantage les firmes subordonnées, ce qui intensifie davantage le travail et génère de la souffrance chez le personnel. Un sentiment de précarité lié à l’impression de ne plus maîtriser l’avenir et à la peur de voir son emploi disparaître se répand dans toutes les firmes à la suite des restructurations des CMV.

Loin de représenter une dynamique vertueuse pour les salarié·e·s, ces résultats montrent que l’intégration des firmes MEM aux CMV se traduit plutôt par une dégradation de l’emploi et un éclatement des collectifs de travail. De quoi remettre en question les discours sur les atouts du «modèle économique suisse» promus par la droite et les associations patronales, ainsi que des intellectuel·le·s à l’instar de James Breiding et François Garçon…

Quels enjeux pour la gauche et le mouvement syndical ?

Les délocalisations et la sous-traitance à travers les CMV ont réduit l’emploi et la concentration ouvrière qui constituait le principal bassin de recrutement syndical dans les pays développés. Dans ce contexte, les syndicats restent le plus souvent organisés au niveau national et peinent à mobiliser au-delà des frontières. L’émergence des CMV est allée de pair avec une diminution des grèves et une individualisation des résistances. Ces tendances touchent aussi l’industrie MEM où, dès les années 1980-90, on observe une érosion de la base syndicale et une décentralisation des relations de travail à l’échelle de l’entreprise. L’action syndicale est plus difficile dans ce contexte. Les salarié·e·s sont souvent éloigné·e·s des firmes leaders, de leurs collègues et des consommateurs·rices, alors que les employeurs utilisent les CMV pour diviser davantage la main-d’œuvre à travers des pratiques de benchmarking sur les coûts salariaux, des chantages à l’emploi et en exploitant les clivages ethniques et de genre. La montée des CMV s’accompagne donc d’une déconnexion entre l’espace dans lequel les stratégies de profit des firmes leaders se déploient (les CMV) et celui dans lequel les salarié·e·s agissent et luttent (l’entreprise).

Notre recherche montre aussi que si l’intégration des firmes MEM dans les CMV a suscité des conflits de travail à l’échelle des firmes leaders avec la participation d’acteurs «classiques» telles que les commissions du personnel et les syndicats de branche, ces mobilisations ne sont pas parvenues à créer un rapport de force dans l’ensemble de la CMV et ont débouché sur une défaite. Même dans d’autres cas victorieux, comme lors du mouvement de grève des Ateliers CFF de Bellinzone en 2008, la lutte n’a pas empêché de restructurer les CMV du marché ferroviaire. Dès lors, comment un travail syndical est-il possible dans des branches fortement intégrées dans les CMV où la dynamique du capital s’articule en dehors d’une seule entreprise?

Il n’y a pas de réponses faciles. Ce qui est certain est que la dynamique des CMV est contradictoire et ouvre des espaces de lutte. Si les CMV renforcent le pouvoir du capital sur le travail, elles rendent aussi le capital plus vulnérable. C’est en effet plus difficile pour une firme leader de planifier et coordonner une production fragmentée à l’échelle mondiale. Des dysfonctionnements dans le flux des intrants peuvent déboucher sur des pertes économiques. Plusieurs luttes dans les CMV du textile ou de l’habillement (par exemple le mouvement anti-sweatshop), ou celles plus récentes dans la logistique (par exemple chez Amazon, DHL, GLS, IKEA et TNT, ou dans les entrepôts de villes portuaires) ont montré que l’action organisée des salarié·e·s et d’autres acteurs – mouvements sociaux, partis politiques et ONG – dans les CMV peut affecter les profits de plusieurs firmes et contraindre les employeurs à octroyer plus facilement des concessions.

Ces luttes indiquent que la mobilisation des salarié·e·s est d’autant plus efficace quand elle se déroule dans les «nœuds» stratégiques des CMV, là où une part importante de la valeur est créée (ou attends de l’être), et quand elle intègre d’autres acteurs. Compte tenu de la centralité des CMV dans l’économie suisse, les syndicats et la gauche ont donc tout intérêt à mieux saisir leurs configurations et fonctionnement afin d’identifier ces nœuds et tenter de tisser des alliances avec d’autres salarié·e·s, des communautés et des ONG qui peuvent aussi être affectées par l’action des firmes leaders suisses. Cela implique par exemple de penser et agir au-delà d’une seule firme et d’octroyer des ressources pour suivre le développement des CMV des produits représentatifs dans lesquelles les firmes suisses sont intégrées. Les initiatives populaires pour contrer la dynamique des CMV, à l’instar de la récente initiative «Entreprises responsables», gagneraient aussi à être soutenues plus activement par le mouvement syndical et la gauche, notamment en développant des arguments propres (différents de ceux des ONG) qui prennent en comptes les effets des CMV sur le travail et l’environnement en Suisse. Ces actions permettront peut-être de construire, sur la durée, des parcours de lutte dans le but de contrer la domination du capital sur le travail dans le capitalisme mondialisé.

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Une publication à partir de cette thèse est prévue pour septembre 2022 chez les Editions Alphil – Presses Universitaires Suisses. D’autres publications en lien avec ce sujet sont disponibles ici:


[1] Adjoint scientifique à la Haute école de gestion Arc, HES-SO // Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale, Neuchâtel et membre du Syndicat des services publics (SSP).

[2] Martinelli, A. (2021). Le capital et le travail dans les chaînes mondiales de valeur: stratégies de profit et conditions de travail dans l’industrie suisse des machines. Thèse de doctorat, Faculté des sciences de la société, Université de Genève, 472 p. doi: 10.13097/archive-ouverte/unige:152779

Crédit image: CHUTTERSNAP sur Unsplash.

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