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Les pauvres sont difficiles à compter: et pourquoi ?

 


 

Par Michel Cambrosio

 

 


L’Office fédéral de la statistique (OFS) publiait récemment les premières statistiques de l’aide sociale. Une étape importante pour mieux connaître la pauvreté dans notre pays.

 

220’000 personnes ont bénéficié en 2004 d’une aide sociale, ce qui correspond à un taux de 3% de l’ensemble de la population. Les chiffres de l’OFS font apparaître de fortes différences entre les centres urbains et les communes rurales (voir encadré ci-dessous). La statistique confirme ce que d’autres études avaient déjà relevé auparavant: les jeunes de 0 à 17 ans sont surreprésentés parmi les bénéficiaires de l’aide sociale (31,6%, alors que leur part dans la population est de 20,5%). Ces jeunes appartiennent majoritairement à des familles monoparentales (56% des enfants soutenus) et, pour un cinquième d’entre eux, à des familles de trois enfants ou plus. Les jeunes adultes de 18 à 25 ans, avec un taux de bénéficiaires de 3,9%, sont également surreprésentés.

La publication de l’OFS est un événement, ne serait-ce que parce qu’il a fallu de longues années pour réunir et harmoniser tant bien que mal les données nécessaires à son élaboration. Qu’on en juge : Berne, Grisons, Soleure, Thurgovie et Zürich ont livré des données basées sur un échantillon de leurs communes. Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Fribourg, Genève, Vaud et Valais n’ont pas pu livrer de renseignements sur l’état-civil des bénéficiaires. Les résultats d’Argovie, Fribourg et Soleure n’ont pas été pris en compte pour calculer la durée des aides, etc… Cette situation reflète logiquement le caractère hétérogène de l’organisation de l’aide sociale de notre pays qui est exclusivement l’affaire des cantons et des communes. En Romandie, les législations cantonales définissent un cadre d’application strict et centralisent le financement du système, soit par le biais du budget cantonal, soit par un système péréquatif entre les communes. En Suisse alémanique, le cadre légal donne une plus grande latitude d’organisations aux communes et leur fait supporter directement une grande partie des coûts.

Un système décentralisé

Sur le plan national, cette hétérogénéité du système a deux conséquences. Premièrement, il explique la difficulté rencontrée par les pouvoirs publics à présenter une image cohérente et fiable de la situation ; il est également très loin de garantir l’égalité de traitement entre les bénéficiaires au plan national. Le fonctionnement des multiples administrations chargées de servir les prestations d’aide sociale est en effet très disparate dans leurs méthodes de travail. Chaque législation cantonale définit à chaque fois un cercle différent de bénéficiaires et propose des barèmes particuliers. Enfin, les moyens accordés à ces administrations pour accomplir leurs tâches sont également très divers. Deuxièmement, l’absence de système centralisé est une invitation formidable pour les grandes assurances fédérales à réduire leurs charges sans avoir à se préoccuper des conséquences. Il est de plus en plus difficile d’obtenir une rente de l’assurance-invalidité et les délais nécessaires aux offices pour traiter les demandes sont toujours aussi longs. Les conditions pour prétendre à des indemnités de l’assurance-chômage sont également de plus en plus sévères au fil des différentes réformes légales, en particulier pour les primo-demandeurs d’emploi qui sortent de formation et pour les chômeurs de longue durée. L’absence totale de responsabilités pour la Confédération dans le domaine de l’aide sociale agit encore comme un frein puissant à la mise en place sur le plan national d’un système d’allocations familiales offrant une couverture raisonnable des coûts à la charge des familles.

Les reports de charge

La croissance du nombre d’assistés et des coûts qu’ils représentent est donc alimentée depuis plusieurs années par des décisions prises dans d’autres domaines de la sécurité sociale helvétique. Le déséquilibre politique entre les autorités chargées d’administrer l’assurance-chômage et l’assurance invalidité d’une part, et celles qui sont responsables de l’aide sociale d’autre part, rend également très difficile la coopération entre les administrations concernées. La « collaboration interinstitutionnelle », leitmotiv des hauts responsables fédéraux et cantonaux en charge de la sécurité sociale, toujours présentée comme la solution permettant de renforcer l’efficacité et la coordination entre les différents régimes, est un échec depuis dix ans, tant les rapports de force entre les différents partenaires sont inégaux. L’inscription d’un véritable droit à l’aide sociale dans la Constitution fédérale et une responsabilité claire de la Confédération dans ce domaine seraient source d’égalité de traitement au niveau national et d’efficacité accrue entre les acteurs essentiels de notre sécurité sociale. Ce projet est aujourd’hui une nécessité pour la gauche helvétique. Il serait en mesure d’enrayer fortement les processus de diminutions de prestations en cours dans certaines de nos grandes assurances sociales, ce qui est une cause directe de la paupérisation d’une partie de la population. Il permettrait aussi d’avoir une meilleure connaissance de la pauvreté et de ses causes, et faciliterait la réflexion sur les solutions à y apporter. Par exemple, une statistique nationale digne de ce nom révélerait l’ampleur du phénomène des travailleurs pauvres et augmenterait la pression politique pour étendre et renforcer les conventions collectives de travail ou instaurer un salaire minimum au plan national.

De fortes disparités en matière d’aide sociale

Ces premières statistiques nationales sur l’aide sociale, qui n’ont été introduites que tardivement dans les cantons depuis 2001, font apparaître d’importantes disparités entre les régions et les personnes qui doivent recourir à l’aide sociale. On constate tout d’abord que près de la moitié des personnes à l’aide sociale habitent dans des villes. Derrière la moyenne nationale de 3%, les centres urbains arrivent à un taux d’aide sociale beaucoup plus élevé (5,0%), alors que les communes rurales n’atteignent que 1,6%. Dans les grandes régions de Zurich (3,8%), de la région lémanique (3,5%) et de l’Espace Mittelland (3,3%), les taux d’aide sociale dépassent la moyenne nationale. Les taux sont inférieurs dans le Nord-Ouest de la Suisse, en Suisse orientale, en Suisse centrale et au Tessin.

Cette surreprésentation des villes s’accompagne également de fortes différences selon l’âge, le niveau de formation, la nationalité et le mode de vie. Les jeunes sont largement plus nombreux à recourir à l’aide sociale; les personnes de moins de 25 ans représentent 45% du total des bénéficiaires. Inversement, les retraité-e-s y recourent beaucoup moins que la moyenne nationale (1,5%), grâce principalement au deuxième pilier de la prévoyance professionnelle. Le niveau de formation a également un effet sur le taux de recours à l’aide sociale; 63% des jeunes adultes à l’aide sociale n’ont pas de formation professionnelle achevée. Quant aux étrangères et aux étrangers, ils sont également surreprésentés en matière d’aide sociale et représentent 43,7% des personnes soutenues, tandis que leur part dans la population n’est que de 20,5%. Enfin, l’état civil exerce une grande influence sur le risque de devoir recourir à l’aide sociale : les personnes divorcées y ont plus fréquemment recours que les personnes mariées ou célibataires. Ainsi, les personnes seules (5,2%) ainsi que les ménages monoparentaux (13,2%) dépassent très nettement la moyenne nationale de 3,0%.

Finalement, la durée du recours à l’aide sociale est relativement élevée. En effet, près de 15% des bénéficiaires recourent depuis plus de quatre ans à l’aide sociale et 54% depuis plus d’un an.

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