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Les institutions politiques suisses ont peut-être été jusqu’ici moins touchées que d’autres Etats par l’usage des expertises scientifiques dans les décisions politiques. Même la gouvernance s’appuyant sur des statistiques, peu développées dans ce pays, reste limitée. Mais on ne saurait néanmoins minimiser la confiance que certain-e-s placent dans les études qui se présentent comme scientifiques. En particulier, la gauche, minoritaire, se réjouit parfois de pouvoir mobiliser un discours apparemment neutre pour appuyer ses positions, qui ont plus de chances de passer si elles sont «vraies» que si elles sont «bonnes».
Premièrement, il me semble nécessaire de rappeler qu’aucun discours n’est produit dans le vide, et que les recherches scientifiques sont issues de conditions particulières, un contexte social, politique et matériel situé. S’il n’est pas impossible de produire des connaissances valides, une certaine prudence est de mise dans la réception des discours qui prétendent détenir la vérité, sans reconnaître leurs limites et leurs conditions de production. Il s’agit de ne pas se laisser impressionner par les qualifications des auteur-e-s pour évaluer des études à leur juste valeur, étant donné la très grande masse de mauvaises recherches qui sont produites, même par de «grands noms». Sur ce point, une approche critique de gauche serait bienvenue, contre une tendance historique trop positiviste qui hiérarchise les discours, et place la vérité scientifique au-dessus de tout, voire la confond parfois avec son objectif politique.
Il nous faut au contraire démocratiser les sciences, rendre discutables collectivement leurs moyens, leurs méthodes, leurs projets et leurs contenus. Or brandir une étude sans la discuter en comptant sur l’autorité de son expertise, c’est renforcer au contraire une division entre le discours politique et le discours scientifique. Même si la production de connaissances et la volonté de défendre un projet de société ne relèvent pas nécessairement de la même démarche, il est clair que les deux sont fondées sur des valeurs.
Car la façon dont on cherche à approcher et mettre en évidence la réalité dépend non seulement de celle dont on la conçoit, mais surtout de ce qui nous importe, ce qui nous intéresse. Comme l’écrit le philosophe Gaston Bachelard, «toute connaissance est une réponse à une question». Les «données» ne sont donc jamais neutres, puisqu’elles sont le fruit d’une interrogation particulière, dont on doit tenir compte dans leur évaluation et qui peut donc être questionnée.
La mobilisation de discours experts comme aide à la décision n’est ni moins ni plus légitime que celle de théories politiques. Prendre des décisions pour la collectivité n’est bien sûr pas une chose facile et il peut être tentant de vouloir se reposer sur des avis considérés comme précieux et valables. Mais ce sont là les limites de la démocratie représentative d’obliger même celles et ceux qui se battent pour l’égalité à décider pour d’autres personnes concernées par la décision.
L’usage des expertises pose ainsi deux problèmes incontournables: il renforce l’idée d’une élite éclairée qui doit guider le peuple, maintenant alors l’égalité défendue à distance de sa réalisation; et il accrédite la déresponsabilisation des personnes qui prennent les décisions en se cachant derrière des chiffres et des expert-e-s. Or il s’agit en tous les cas d’un processus décisionnel politique, puisqu’on choisit de suivre ou non les avis scientifiques, et il ne saurait être question de masquer les dimensions politiques, les valeurs qui sous-tendent les mesures prises par les institutions politiques.
En outre, le même processus condamne les recherches critiques, qui refusent de se faire vérités universelles et indiscutables. En donnant un poids décisif à l’expertise, l’idée d’une vérité scientifique absolue est en effet soutenue institutionnellement, ce qui menace la pluralité des approches scientifiques. La gauche n’a cependant aucun intérêt à ce que les sciences se résument à des disciplines «totalitaires» niant le caractère situé des connaissances. Elle a au contraire bien plus à gagner en défendant les recherches prenant en compte les rapports de pouvoir, et en dénonçant les conditions de production des discours qui veulent se faire expertise.
Stéphanie Pache