Extrait du n° 159 – Octobre 2016
Le Valaisan Mathias Reynard et le Bâlois Beat Jans, tous les deux conseillers nationaux PS, nous ont accordé cet entretien à Berne, lors de la session d’automne des chambres fédérales. Nous voulions discuter aussi ouvertement que possible des positions du Parti socialiste à l’égard de la paysannerie et des politiques agricoles, sujet qui suscite parfois quelques frictions à l’intérieur du groupe parlementaire. Ulrike Minkner, membre du syndicat Uniterre, nous accompagnait.
Quels sont les questions principales qui se posent au PS en matière d’agriculture?
Ulrike Minkner : À Uniterre, nous avons pafois l’impression qu’il est plus facile de discuter avec la gauche en Suisse romande. Si je lis le dernier document d’orientation du PS Suisse, nous sommes pour l’essentiel d’accord sur les buts qui y sont mentionnés, mais c’est au niveau des moyens nécessaires pour les atteindre que la discussion doit porter aujourd’hui. Contrairement à ce que certain·e·s pensent à gauche, le marché ne permettra pas de réaliser ces buts. Il faut des politiques publiques définissant des conditions-cadres. Dans ce contexte, nous pensons qu’il faudrait discuter des différents points de l’initiative d’Uniterre pour la souveraineté alimentaire.
Mathias Reynard : Il existe un accord assez large au sein du PS sur les questions agricoles. Nous avons soutenu l’initiative de la Jeunesse socialiste contre la spéculation sur les denrées alimentaires par exemple, et nous nous rejoignons également pour condamner les OGM. Il y a cependant quelques divergences entre nous. Je songe en particulier au débat entre libéralisation et ce que je nomme un «protectionnisme solidaire», ou à la disparition accélérée des emplois dans l’agriculture (près de 100’000 en vingt ans, selon les chiffres d’Uniterre), ou encore aux salaires trop bas des employé·e·s agricoles.
Une partie de ces divergences tient aux différences entre les types d’exploitation agricole que nous connaissons en Suisse romande et en Suisse alémanique.
Beat Jans : Il n’y a pas de divergences de fond entre nous. Tout le monde veut promouvoir les petites exploitations familiales. Le problème se situe au niveau des mécanismes à mettre en œuvre pour y parvenir. Je ne crois pas que le contrôle des prix permettra d’améliorer la situation, car des prix élevés favorisent surtout la concentration des exploitations. Certes, des exploitations disparaissent en Suisse, mais la situation est moins préoccupante qu’à l’étranger sur ce point-là. La politique agricole défend dans l’ensemble les paysan·e·s, en maintenant les prix à un niveau acceptable. Je ne vois pas ce qu’il faudrait faire en plus.
UM : Uniterre ne demande pas que l’État fixe les prix. Nous aimerions que la Suisse s’inspire du modèle canadien, qui impose des niveaux de production qui sont contraignants pour l’ensemble du monde agricole. Dans ce modèle, qui fonctionne depuis cinquante ans, les paysan·ne·s doivent se conformer aux quantités définies. Pour suivre cette politique, la Confédération devrait toutefois se doter des moyens d’imposer des niveaux de production à toute la branche agricole.
MR : Je prendrais l’exemple de la viticulture, qui illustre bien le problème qui se pose à l’agriculture suisse. Certains vins étrangers qui sont importés en Suisse sont vendus en-dessous du prix de production que l’on peut assurer chez nous. C’est une forme de concurrence déloyale, bien sûr, qui doit être stoppée d’une manière ou d’une autre. Et cet exemple est facilement généralisable, car il concerne tout aussi bien d’autres productions.
À mon sens, il ne faut pas baisser les paiements directs, mais les réorienter, et en particulier les conditionner aux respect de certaines règles, en particulier celles concernant les conditions de travail.
BJ : Je viens de préparer une motion qui demande que les paiements directs soient versés en fonction de la taille des exploitations, de manière à favoriser celles qui en ont besoin et de lutter contre la concentration. Si l’on prend l’exemple du vin, je ne crois pas que l’ouverture des marchés ait été négative. Il y a aujourd’hui davantage de choix pour les consommatrices·eurs, et, globalement, de meilleure qualité. C’est la même chose pour les fromages suisses, qui s’exportent de plus en plus à l’étranger. Cette amélioration de la qualité, sous la pression de la concurrence internationale, permet désormais aux paysan·ne·s suisses d’exporter leurs produits en leur ouvrant de nouveaux marchés.
MR : Le problème, c’est que l’agriculture ne vit pas de ces productions de niche, mais de produits de base, qu’il s’agisse du vin, des fruits et légumes, du lait, etc. Dans ces marchés-là, la concurrence n’améliore pas les productions de l’agriculture suisse, elle les rend impossibles, car trop onéreuses en comparaison internationale.
UM : Dans le secteur du fromage par exemple, on observe en effet que certains d’entre eux rencontrent des succès à l’exportation, mais, depuis la libéralisation du marché, les importations sont néanmoins plus importantes que les exportations. De plus, il faut tenir compte des coûts écologiques induits par l’augmentation des échanges, notamment pour des produits frais qui doivent faire l’objet de transports réfrigérés particulièrement gourmands en énergie. Est-ce bien rationnel?
Par ailleurs, c’est une illusion de penser que le marché serait véritablement libre, car d’autres pays, en particulier les États-Unis et le Canada, subventionnent leurs exportations. Certaines productions de niche se portent bien, mais elles s’adressent surtout aux riches consommatrices·eurs d’Europe et d’Amérique du Nord.
BJ : Je pense que les aspects négatifs du commerce sur le plan écologique doivent être compensés par des mesures écologiques, comme une taxe sur le CO2. On peut aussi refuser l’importation de certains produits, mais cela ne suffira pas pour résoudre la question sociale, à savoir celle du maintien des petites exploitations en Suisse.
Je connais bien la problématique des effets internationaux des politiques agricoles dans les pays du Nord, car j’ai longtemps travaillé dans le domaine de la coopération au développement. Mon travail avec des paysan·ne·s au Paraguay m’a montré que la fermeture des marchés mondiaux ne leur permet pas de se développer harmonieusement.
Comment le PS peut-il se positionner aujourd’hui face aux paysan·ne·s? Devons-nous les laisser à la droite ou des alliances sont-elles imaginables?
BJ : Historiquement, Ernst Laur, leader paysan et fondateur de l’Union suisse des paysans (il en sera le secrétaire de 1898 à 1939), a instauré une coopération étroite entre son organisation et les milieux économiques. Cette tradition est toujours vivante aujourd’hui, puisque l’UDC se veut à la fois le parti des paysan·ne·s et le parti de l’économie. Le PDC se positionne d’ailleurs à peu près de la même manière, alors que le PLR est d’abord le parti de l’économie. Le PS n’a jamais été contre les paysan·ne·s, mais ce sont elles et eux qui ne veulent pas de ses politiques sociales. Par exemple, leurs associations professionnelles demandent que la vente de terres agricoles et le classement de celles-ci en terres constructibles soient des opérations non imposables. Cela n’est pas acceptable d’un point de vue socialiste. Mais, assurément, je suis prêt à dire aux paysan·ne·s qu’ils et elles ont tout intérêt à soutenir les propositions socialistes pour l’agriculture.
MR : Pour provoquer un peu, et en ayant les paroles de l’Internationale en tête («Ouvriers, Paysans, nous sommes le grand parti des travailleurs»), je dirais même que le PS est le parti des paysan·ne·s! Mais les alliances ne sont pas automatiques, elles doivent se construire. Je pense en particulier au grand mouvement de solidarité internationale incarné par la Via Campesina, et repris en Suisse par Uniterre.
UM : Nous avons lancé notre initiative pour susciter la discussion, mais nous avons parfois un peu l’impression que le PS nous confond avec le VKMB (Schweizerische Vereinigung zum Schutz der kleinen une mittleren Bauern/Association suisse pour la défense des petits et moyens paysans, fondée en 1980 et qui s’appelle désormais Kleinbauern Vereinigung). On entend parfois dans les médias que les paysan·ne·s reçoivent déjà beaucoup d’argent et qu’ils et elles imposent leurs idées au parlement. Or, dans sa communication, le PS ferait bien de différencier les revendications des paysan·ne·s de celles de l’USP, qui est loin de représenter les positions de l’ensemble de ses membres.
BJ : Le PS est membre de l’alliance agricole (Agraralianz), avec les Verts, Biosuisse, la Kleinbauern Vereinigung, les associations de défense des consommatrices·eurs, la protection des animaux, mais sans l’USP. La commission spécialisée au sein du parti discute avec la Kleinbauern Vereinigung, dont la présidente – Regina Fuhrer-Wyss – est membre du PS et de sa commission agriculture. Il serait sans doute utile qu’Uniterre et la Kleinbauern Vereinigung arrivent à surmonter leurs divergences et à travailler ensemble.
Ne devrait-on pas à gauche dénoncer plus souvent le fait que l’UDC ne défend pas véritablement les paysan·ne·s?
BJ : C’est plutôt le contraire, car l’UDC et le PDC reprennent sans discussion toutes les propositions de l’USP, car ces partis veulent être des «partis des paysans» et abandonnent tout sens critique.
Pourrait-on voir un jour un·e socialiste diriger l’USP?
BJ : Pour autant que l’on puisse juger du futur, non. C’est une association dominée très fortement par l’UDC. Prendre le contrôle de cette organisation est radicalement impossible. La meilleure stratégie consiste donc plutôt à s’appuyer sur des organisations alternatives. On assiste à la même situation avec l’USAM, qui est loin de représenter toutes les entreprises mais qui est sous la coupe de l’UDC depuis plusieurs années maintenant.
MR : C’est aussi une question de personnalités. Quand je vois le soutien qu’a acquis Christian Levrat parmi les populations rurales de son canton, y compris en prenant parfois ses distances avec les positions du PS, on voit qu’il y a un potentiel.
Comment le PS se positionne-t-il sur l’initiative d’Uniterre?
BJ : Je suis ouvert à la discussion, mais l’initiative contient de nombreuses revendications et sera donc attaquée sur plusieurs plans.
MR : Ce que nous disons depuis plusieurs années, c’est qu’il faut avant tout garantir une stabilité pour les paysan·ne·s. On ne peut pas changer les règles tous les quatre ans, parce que l’agriculture fonctionne sur le long terme, avec des investissements importants qui doivent être rentabilisés. En clair, cela signifie que nous sommes réticents à modifier l’article constitutionnel sur l’agriculture. Or l’initiative change précisément ce texte.
Dans la situation actuelle, il faut bien reconnaître que l’initiative d’Uniterre ne serait pas acceptée par le groupe socialiste.
BJ : Instaurer des mesures contraignantes pour l’ensemble de la branche visant à produire des quantités définies est une solution intéressante qui mérite d’être examinée. Mais je crains que la définition des marges de production soit confiée à l’USP, ce qui risque de renforcer encore son poids. Cela étant, je suis d’accord de donner plus de poids aux productrices·eurs face aux entreprises de distribution, qui sont très concentrées. Il faut aller dans ce sens, notamment dans le domaine de la production laitière. Toutefois, je regrette par moment que les augmentations des subventions versés aux productrices·eurs ne permettent pas aux consommatrices·eurs de bénéficier de produits meilleur marché.
UM : C’est effectivement une grande question de savoir qui bénéficie en définitive des paiements directs versés. Notre initiative reprend les revendications de la Via Campesina, qui sont le produit de longues discussions internationales. C’est ce qui explique qu’elle soit très détaillée. Toutefois, il faut maintenant examiner le détail des propositions au lieu de tout rejeter en bloc. Certaines revendications sont très importantes, comme les salaires minimaux dans l’agriculture ou le contrôle des importations.
Pourquoi le groupe PS risque-t-il de rejeter l’initiative?
BJ : Le fait que trois initiatives arrivent en même temps (l’initiative d’Uniterre «pour la souveraineté alimentaire», celle de l’USP «pour la sécurité alimentaire» et celle des Verts «pour des aliments équitables») ne facilite pas le débat. Le risque est que le parlement traite en même temps de ces initiatives et leur oppose un contre-projet. Dans ce cas, le contre-projet n’ira sans doute pas dans le sens d’Uniterre.
UM : Nous avons pourtant essayé de nous mettre ensemble, mais les positions étaient trop divergentes avec l’USP. Avec les Verts, nous aurions pu collaborer, mais le parti souhaitait partir seul. De plus, nous voulions lier la question sociale à la question écologique.
BJ : J’aimerais tout de même ajouter que nous soutenons les paysan·ne·s, par exemple en nous opposant au TTIP qui va à l’encontre de leurs intérêts. Toutefois, de manière générale, je ne suis pas favorable à des tarifs douaniers protectionnistes. Cela ne peut pas être une solution à long terme protégeant les petit·e·s paysan·ne·s.
UM : Nous avons longuement discuté avec Swissaid et nous sommes convaincus que les petit·e·s paysan·ne·s dans les pays du Sud ne profitent pas du libre échange. Ce ne sont que les gros qui en profitent, car les petits produisent pour le marché intérieur. Les paysan·ne·s du Sud doivent avoir accès à leurs marchés, et cela peut passer par des mesures protectionnistes comme les tarifs douaniers ou les contingents.
BJ : Ou les paiements directs… Si je reviens sur mon expérience, j’ai travaillé au Paraguay avec des paysan·ne·s qui produisaient du sucre. Ces petit·e·s paysan·ne·s dépendaient pour leur survie de l’accès au marché mondial et à des cours rémunérateurs.
MR : Mais cet exemple n’est que l’exception qui confirme la règle… Dans la plupart des cas, le libre échange et l’ouverture des marchés se font au détriment des paysan·ne·s, au Nord comme au Sud.
BJ : Non, ils et elles sont dépendants des cours des matières premières. Le problème principal, c’est la surproduction. Il faut donc contrôler plus strictement la production.
UM : Cela nous conforte dans l’idée qu’il ne faut pas non plus inonder les marchés du Sud avec nos produits, comme le lait en poudre ou le coton subventionné, car cela fait automatiquement baisser les cours. La solution, c’est de permettre la transformation des matières premières là où elles sont produites. D’ailleurs, Swissaid nous soutient dans cette revendication.
BJ : Swissaid et moi défendons la même position sur le libre échange.
Que pensez-vous de la revendication tendant à uniformiser les conditions de travail dans l’agriculture?
BJ : Il faut bien reconnaître que les paysans ont une tendance à s’auto-exploiter, car ils pratiquent leur métier par passion, tout en ayant souvent un autre emploi en parallèle. Une solution me semble être de soutenir les coopératives de production, dans lesquelles les conditions de travail sont décidées par les coopératrices·eurs. Il faut toutefois reconnaître qu’il n’existe pas de recette miracle quant à ce problème.
UM : Il faut avoir une position différenciée, car les petites exploitations ne sont pas les seules dans lesquelles les gens travaillent beaucoup. Les grosses structures industrialisées ont aussi de gros problèmes de rentabilité, qui induisent des allongements inquiétants de la durée du travail.
Par ailleurs, on parle souvent de coopératives de production, d’organisation collective du travail, mais cela n’est jamais enseigné dans les écoles d’agriculture. On n’y promeut qu’un seul modèle, celui de fermes toujours plus grandes et toujours plus industrialisées.
BJ : J’ai naguère déposé un postulat sur l’enseignement dans les écoles d’agriculture, afin que celui-ci se fonde sur les buts de la politique agricole. Je n’ai jamais reçu la moindre réponse du Conseil fédéral.
Sur un autre plan, je reconnais que les exploitations qui ont beaucoup investi ne sont pas en bonne santé financière, car l’argent ne rentre pas. Toutefois, si l’on parle d’augmenter les prix à la production, cela favorise les exploitations industrialisées, qui sont celles qui investissent le plus. La Suisse a déjà les coûts de production les plus élevés au monde dans le domaine de l’agriculture, et une telle politique risque de favoriser encore davantage la mécanisation de ce secteur, tout en augmentant ces coûts. Or, ce n’est pas ce que je promeus, car l’agriculture garantit des places de travail qu’il faut maintenir, et qui sont menacées par une mécanisation trop poussée. Nous ne pouvons pas nous contenter de travailler sur les prix des produits.
UM : Et nous ne pouvons pas davantage nous contenter d’intervenir avec les paiements directs! Il faut parler des structures et des mécanismes économiques et sociaux qui permettraient de fixer des prix justes.
BJ : Celles et ceux qui profitent du protectionnisme sont surtout les branches qui interviennent en amont ou en aval de la production, comme les entreprises qui fournissent des produits phytosanitaires ou les vétérinaires par exemple, qui savent tirer profit de prix élevés. Par exemple, le prix du beurre est quatre fois plus élevé en Suisse qu’en Allemagne, alors que les paysan·ne·s n’en profitent pas. Ce sont les intermédiaires qui empochent cette différence. C’est cette situation qu’il faut combattre.
Propos recueillis par
Antoine Chollet et Arnaud Thièry
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