Laisser la place à la solidarité

Photographie: © Christine Ritter |

Stéphanie Pache •

Le travail domestique, invisible, non ou peu rémunéré, peu valorisé, et le plus souvent produit par des femmes, ne fait la plupart du temps l’objet d’aucune politique publique spécifique, apparaissant davantage en creux de celles régulant le travail salarié et «l’économie» telle qu’on se la représente dans le langage médiatique courant.


L’assurance-maternité, le congé parental ou autre aménagement du travail salarié pour la prise en charge des enfants ou de personnes dépendantes représentent les rares objets de discussion qui reconnaissent l’existence des activités domestiques.

Définir le travail domestique

Pouvoir s’interroger sur la planification de cette partie importante de l’économie que l’on qualifie de «domestique» demande de clarifier ce qui relève de ce secteur actuellement, mais aussi ce qui devrait relever de ce secteur idéalement. Au cours de l’histoire récente, de nombreuses tâches relevant auparavant plus strictement de l’appropriation des femmes au sein des unités familiales et religieuses ont ainsi été professionnalisées, de l’accueil des enfants au travail ménager, en passant par les soins, y compris les soins à domicile, et nombre de femmes peuvent désormais déléguer ces activités à d’autres femmes, plus ou moins équitablement salariées.

Les rapports de pouvoir entre les sexes sont à l’origine de cette division sexuée du travail. L’oppression de celles que l’on catégorise en conséquence «femmes» explique que les tâches dévolues traditionnellement aux femmes ne relèvent pas de la sphère publique et économique reconnue, mais d’une forme de rapport qualifié par la sociologue Colette Guillaumin d’appropriation des corps, et non seulement de la force de travail (et donc de sa valeur). Cette appropriation permet l’exclusion du travail domestique de la sphère du travail salarié, ce qui a d’ailleurs conduit à des campagnes féministes pour le salaire ménager, afin de reconnaître sa valeur et son statut de travail, c’est-à-dire le fait que des personnes autres que celles produisant ces tâches sont les bénéficiaires de ces tâches. D’une certaine façon, l’économie domestique, c’est donc historiquement et traditionnellement encore ce qu’on peut obtenir comme travail sans le payer, du moins sans rémunérer les travailleuses en question.

Contre la marchandisation

Mais salarier le travail domestique n’est non seulement pas toujours aisé à imaginer en pratique – comment salarier la mère qui s’occupe de ses enfants ? Qui doit la salarier, l’État ou l’autre parent qui n’assume pas sa part de travail parental? –, mais cela pose aussi la question de la marchandisation de ces tâches. Est-ce que toutes les tâches d’entraide et de solidarité, tout ce travail lié à nos existences interdépendantes doit faire l’objet de rapports de travail salariés ? A priori cela peut paraître un sort plus souhaitable que l’appropriation de ce travail sans rémunération. Mais le salaire n’est pas la seule façon de montrer la valeur que l’on accorde à une activité, et il n’est pas la seule mesure, ni même une mesure nécessairement efficace, pour redistribuer le travail domestique de façon plus égalitaire. En tous les cas, la question de rémunérer le travail domestique doit être distinguée également de la marchandisation des services domestiques, et ces tâches devraient constituer des services publics.

Ainsi, la planification de ces tâches relève certainement de stratégies mixtes: collectiviser et organiser la professionnalisation d’une partie du travail d’entretien, de soin et d’éducation, en offrant des infrastructures publiques et des conditions de travail montrant l’importance que ce travail revêt pour la société dans son ensemble, et en formant ces professionnel·le·s en nombre suffisant ; mais également en rééquilibrant la place du travail salarié, quel qu’il soit, par rapport à nos activités non salariées.

Une réduction du temps de travail et une réorganisation plus démocratique du travail en général permettraient de mieux partager les responsabilités, en particulier dans les moments de crise ou de surcharge de travail. Ces mesures permettraient de libérer du temps et de garantir de meilleures conditions pour l’accomplissement des activités non salariées. Sont concernées toutes les activités solidaires et non marchandisées, y compris celles pouvant être qualifiées de travail mais liées à nos relations sociales non professionnelles: parentales, familiales, amicales, et même militantes ou associatives.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 178 (hiver 2020-2021).

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