La gauche et l’antisémitisme, entre déni et complaisance

Léo Tinguely •

Pôle Sud et le Collectif Sud Global ont invité Houria Bouteldja à présenter son dernier livre ce vendredi 28 avril à Lausanne. Dire que la rédaction de Pages de gauche soit surprise et déçue est un euphémisme. Venant de sortir un numéro sur l’antisémitisme, elle ne peut rester silencieuse. Faut-il rappeler que l’autrice a tenu dans les médias, mais aussi dans ses livres, et de manière récurrente, des propos ouvertement antisémites? La relecture de son chapitre «Vous, les Juifs» de son livre Les Blancs, Les Juifs et nous nous suffit pour conclure que Houria Bouteldja n’a plus sa place dans un événement syndical ou dans un espace de gauche. Pour ceux et celles qui en douteraient, nous recommandons vivement la lecture de notre dernier numéro, dont vous trouverez ci-dessous l’article ouvrant son dossier.


En Suisse, comme partout dans le monde, les actes et les discours antisémites gagnent du terrain. Si l’antisémitisme n’est — contrairement à l’extrême droite — pas structurant au sein de la gauche, il s’y exprime aussi. Il y prend tantôt la forme d’un impensé, d’un calcul politique, voire d’un authentique racisme. La gauche n’est ainsi absolument pas exempte de tout reproche lorsqu’il s’agit de lutter à son encontre.

Il existe un véritable désintérêt pour la lutte contre l’antisémitisme au sein des milieux antiracistes. C’est l’un des constats que tire la sociologue Illana Weizman dans son récent essai Des blancs comme les autres? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme. Difficile de lui donner tort tant le vécu des personnes juives semble constituer un non-sujet à gauche, même dans les organisations se revendiquant les plus intersectionnelles. Lorsque des collectifs déclinent la longue liste des combats qu’ils mènent (notamment: le féminisme, l’antiracisme, l’écologisme, l’internationalisme ou encore l’anti-impérialisme), la lutte contre l’antisémitisme en est par exemple toujours absente.

La gauche tend la plupart du temps à oublier que l’antisémitisme, ce n’est pas uniquement la Shoah ou des insultes scandées en manifestation. L’antisémitisme est un spectre de comportements, de discours et d’attitudes. À gauche, il ne se manifeste de nos jours que rarement formellement; les antisémites demeurent, fort heureusement, marginalisé·e·s. Ainsi, il se dissimule derrière des postures soi-disant anticonformistes, un humour prétendument subversif ou des discours emplis d’ambiguïtés.

Il est vrai que la lutte contre l’antisémitisme est régulièrement mobilisée par l’extrême droite et la droite contre d’autres minorités. Pour elles, l’antisémitisme c’est celui des quartiers populaires, celui des musulman·e·s. Pour autant, cette instrumentalisation raciste ne doit pas plonger la gauche dans le déni ou pire la complaisance à l’égard de l’antisémitisme, mais plutôt l’encourager à prendre conscience de ses propres biais pour lutter contre toutes les formes de racisme.

Des leaders loin d’être exemplaires

Ces dernières années, nombreux ont été les dirigeants (il est ici surtout question d’hommes) de gauche accusés de complaisance envers l’antisémitisme. Jean-Luc Mélenchon et Jérémy Corbyn en sont deux exemples manifestes. S’il n’y a que peu de doutes sur le fait que tous les deux n’auraient jamais adopté de mesures antisémites une fois parvenus au pouvoir, leurs discours respectifs ont fréquemment été empreints d’équivoques, voire de véritables relents antisémites.

Ainsi, Jean-Luc Mélenchon avait déclaré sur un plateau «je ne sais pas si Jésus était sur la croix, je sais qui l’y a mis, paraît-il. Ce sont ces propres compatriotes» véhiculant par là une vision erronée et judéophobe de la crucifixion. Le flou qu’entretient le leader insoumis, notamment lorsqu’il s’agit de condamner spontanément des actes antisémites, a toujours été amplifié par ses constructions discursives personnifiantes opposant indubitablement un «nous» à un «eux». C’est par exemple le cas, lorsqu’il appelle à s’opposer à «ceux» qui contrôlent le capitalisme ou qu’il clame haut et fort en meeting que «L’ennemi ce n’est pas le musulman, c’est le financier!». Le fait que Mélenchon ne reconnaisse quasi jamais ses erreurs n’arrange évidemment pas la chose.

Les controverses antisémites, Jérémy Corbyn en a aussi été coutumier. La majorité des faits remontent à une époque pendant laquelle il n’était pas encore le leader du Parti travailliste britannique. En 2010, il organisait un évènement durant lequel un survivant de l’Holocauste comparait Israël au nazisme. Quatre ans plus tard, il participait en Tunisie à une cérémonie rendant hommage aux auteurs palestiniens du massacre des J.O. de Munich de 1972 qui avaient assassiné onze membres de la délégation israélienne. Plus que ces accusations personnelles, c’est surtout sa passivité face à l’antisémitisme à la tête du Labour qui lui fut reproché. Sous son égide et sous couvert d’une critique de la politique israélienne, une culture de l’antisémitisme prend racine au sein du parti. Entre avril 2018 et février 2019, plus de 1’000 plaintes internes sont déposé dont 673 constituaient des accusations vis-à-vis de membres du parti. Seul·e·s douze accusé·e·s seront exclu·e·s de la formation politique. Un rapport publié par le Comité pour l’égalité et les droits humains (EHRC) soulèvera cette inaction, faisant état de défaillances inexcusables, d’une complaisance coupable et d’actes illicites.

De Proudhon à Bouteldja

À l’image de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), nombreux sont historiquement les auteurs (principalement des hommes) associés à la gauche et réputés pour leur antisémitisme. Dans un style et des projets complètement différents, on peut citer une personnalité francophone dont l’antisémitisme nauséabond a infusé les idées de la gauche: Houria Bouteldja. Si Houria Bouteldja et les Indigènes de la République dont elle a été par le passé la porte-parole se sont principalement fait connaître par leurs positions décoloniales (dont la pertinence mériterait toutefois d’être mise en doute), leurs nombreuses opinions antisémites ont pour le moins défrayé plus d’une fois la chronique. Plus qu’à n’importe quelque autre catégorie de la population, Bouteldja accorde aux personnes juives une place centrale dans sa pensée. Si elles constituent bien des racisées à ses yeux, ce sont des traîtres·sses à la solde des blanc·he·s. C’est ainsi qu’elle déclarait: «On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif, mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité.» Une certaine filiation avec Alain Soral n’est au passage pas à exclure puisqu’elle le cite à longueur d’ouvrage dans son dernier livre intitulé Beaufs et barbares. Le pari du nous. Bien que Bouteldja ait perdu de son aura et d’une bonne partie de son crédit à gauche, son dernier ouvrage a été publié à la Fabrique, est vendu dans toutes les librairies militantes (qui invite même parfois l’essayiste à venir le présenter) et a valu à son autrice d’être sollicitée sur France culture…

En Suisse, pas de place publique pour l’antisémitisme

En Suisse, les interventions publiquement antisémites sont moins nombreuses, mais elles existent. En 2016, ainsi la Jeunesse socialiste suisse se retrouvait au cœur d’une polémique après avoir publié une caricature de Johann Schneider-Amman nourrissant avec une cuillère un capitaliste, aux favoris fournis et au nez proéminent, affublé d’un chapeau haut de forme, renvoyant à n’en pas douter aux stéréotypes antisémites classiques. Elle avait dans la foulée publié un communiqué de presse d’excuses. Plus récemment, les Vert·e·s suisses ont exclu l’un de leurs élus fédéraux après que celui-ci a eu comparé le transport de masse de porcs à la déportation d’individus juifs à Auschwitz. Vraisemblablement parce que réflexions contemporaines allemandes imprègnent la politique suisse, les actes antisémites y sont condamnés fermement de manière systématique.

Se montrer intraitable

En plus de s’avérer tout à fait nauséabonde, la rhétorique antisémite dessert tout projet de gauche. Elle n’a rien d’une critique du capitalisme. Lorsque l’on reproche à Emmanuel Macron d’être un ancien banquier, nul besoin de préciser et d’insister que c’était à la banque Rotschild. Le faire, c’est légitimer les lubies de l’extrême droite. Le fantasme du complot juif n’a jamais remis en question le capitalisme, il n’a jamais fait que brouiller les pistes. Comme l’aurait peut-être dit le dirigeant sociodémocrate allemand August Bebel (1840-1913), «l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles». Cette rhétorique complotante affaiblit les mouvements sociaux dans lesquels elle apparaît — on l’a vu avec les Gilets jaunes — et doit systématiquement être combattue sans aucune réserve par la gauche. Partout, celle-ci doit se montrer intraitable avec l’antisémitisme. Aucun racisme ne mènera au socialisme.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 187 (Printemps 2023).

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