Ken Loach: «Keir Starmer c’est Mr. Bean qui essaie d’agir en Staline»

Interview de Ken Loach

Le 14 août, Ken Loach a été exclu du Parti travailliste. Dans sa première interview depuis son expulsion, le cinéaste socialiste raconte au magazine Jacobin comment la purge de Keir Starmer [chef du parti depuis avril 2020] contre la gauche du parti mène à la destruction.

Lorsque Jeremy Corbyn était à la tête du Parti travailliste, le cinéaste socialiste Ken Loach a été mis à l’honneur — et a bénéficié de places bien en vue lors des congrès du parti, après avoir réintégré le parti qu’il avait quitté des années auparavant par dégoût pour Tony Blair. Cette position du cinéaste lauréat de la Palme d’or de Cannes a suscité l’ire des blairistes, comme l’ancien député Mike Gapes qui s’indigne encore aujourd’hui d’avoir été « renvoyé aux balcons » sous la direction de la gauche.

Mais depuis l’expulsion du réalisateur de Moi, Daniel Blake, la droite du Labour applaudit. Loach, dont les films sont considérés comme des références en matière de réalisme social, a déclaré avoir été mis à la porte après avoir refusé l’injonction de renier ses ami·e·s et camarades de gauche qui avaient été exclu·e·s dans le cadre de l’éviction de plusieurs groupes internes dont ils·elles étaient membre.

Annonçant son exclusion via Twitter, Loach s’est montré provocateur — déclarant que «Starmer et sa clique ne dirigeront jamais un parti du peuple» et insistant sur le fait que «Nous sommes nombreuses·eux, elles·ils sont peu.» [une référence au slogan des travaillistes]. S’adressant à Jacobin dans sa première interview depuis son expulsion, le cinéaste dresse un tableau sombre de la vie politique à l’intérieur du parti pour la gauche. Il raconte à Mattha Busby à quel point les événements récents suggèrent que le Parti travailliste n’est plus intéressé à écouter ses membres et comment il se replie sur l’ennuyeuse politique de droite de l’ère Blair dans l’espoir de dorloter la presse conservatrice.

Cet entretien a été légèrement modifié pour des raisons de clarté et de brièveté et le Parti travailliste a été contacté pour un commentaire.


Matha Busby: Que s’est-il passé exactement avec votre exclusion du parti?

Ken Loach: La lettre que j’ai reçue m’accusait de soutenir une organisation proscrite ; or, en droit, tel que je le comprends, si une loi est adoptée pour criminaliser un acte, vous ne pouvez pas poursuivre quelqu’un pour l’avoir enfreint avant l’adoption de la loi. Vous ne pouvez pas punir rétroactivement des personnes pour des actes qui ne constituaient pas des crimes lorsqu’elles les ont commis.

Toutes les preuves ridicules que la direction du parti a brandies contre moi font référence à des choses qui se sont produites bien avant ces interdictions. Alors on en est où? Je n’ai ni l’énergie ni la volonté de m’engager dans un conflit prolongé, cela ne sera rien d’autre qu’une perte de temps. Je préfère travailler et faire un film, plutôt que de parler à des personnes perverses. Tout compte fait, c’est comme mettre fin à une relation abusive — c’est un poids en moins sur vos épaules.

MB: Quel était le degré de votre participation à ces organisations désormais interdites?

KL: Je ne suis membre d’aucune des organisations interdites. Mais je soutiens beaucoup de personnes qui ont été expulsées, parce que ce sont de bon·ne·s ami·e·s et des camarades. Une chasse aux sorcières est en cours au sein du parti, et je ne suis pas prêt à revenir sur ces mots et sur mes amitiés. Les apparatchiks du parti exercent un pouvoir arbitraire et totalement antidémocratique ; elles·ils inventent des règles quand ça les arrange. Le fait que quelqu’un comme Keir Starmer, qui est un ancien procureur général du pays et censé être un avocat chevronné, donne son approbation à tout cela est révélateur du caractère minable dudit personnage.

MB: Ça saute aux yeux, ce n’est pas l’amour fou entre le chef du Parti travailliste et vous. Quelle est votre opinion générale à son sujet?

KL: Ce que Starmer essaie de faire est très clair. Comme chef de parti, il n’est absolument pas digne de confiance et c’est un menteur. Il a affirmé qu’il allait unir le parti, mais il a fait fuir plus de 120’000 membres. Ses agissements suggèrent que c’était son intention dès le premier jour: ses discours d’unification n’étaient que de la poudre aux yeux. Il a consciemment trompé les membres, et cela sans scrupules. Et d’après moi, son but est d’avoir un petit parti sans militant·e·s gênant·e·s et sans programme transformateur. C’est un renoncement à toute politique nationale de gauche sur la propriété publique, le logement, l’État social ou l’environnement. C’est un recul par rapport à une politique étrangère basée sur le droit international et les droits humains.

Ce qu’il espère en excluant et en poussant autant de personnes vers la sortie, c’est de recréer un parti à la Blair — un petit parti où il s’adresse à l’électorat par le biais de médias et tente de convaincre la presse de droite que le parti travailliste n’est pas une menace pour leurs pouvoirs.

MB: Vous avez été parmi celles et ceux qui ont minimisé la question de l’antisémitisme dans le parti et vous avez été accusé de négationnisme. Pensez-vous que cela a joué un rôle dans votre expulsion?

KL : Ma position sur la négation de l’Holocauste est très claire. J’y suis totalement opposé. En voici une déclaration claire: «Dans une interview de la BBC, où les discours se chevauchaient, mes propos ont été déformés pour suggérer que je pense qu’il est acceptable de remettre en question la réalité de l’Holocauste. Ce n’est pas le cas. L’Holocauste est un événement historique aussi réel que la Seconde Guerre mondiale elle-même et ne doit pas être remis en question.». J’ai reçu des menaces à l’encontre de ma famille à cause de cela, des gens m’ont abordé dans la rue, m’ont poussé contre le mur, m’ont invectivé des insultes les plus grossières.

MB: Je peux deviner que vous êtes frustré par les événements de ces dernières années. Avez-vous de l’amertume par rapport à votre exclusion?

KL : Pour moi, c’est un titre honorifique — je n’ai aucun problème à me brouiller avec la bande à Starmer. La démocratie est morte au sein du Parti travailliste: des sections locales ont été fermées sans raison, des résolutions ont été jugées irrecevables lorsqu’elles comportaient des critiques à l’encontre de Starmer ou en soutien aux Palestinien·ne·s. On leur a dit ensuite dit qu’il était impossible d’adopter des résolutions commentant le fait qu’il était impossible d’adopter certaines résolutions. C’est un déni total de la démocratie interne.

MB: Cela paraît très orwellien. Est-ce chaotique?

KL: L’ensemble de la procédure disciplinaire ne fait l’objet d’aucune procédure régulière. Les personnes concernées apprennent qu’elles sont suspendues, elles essaient d’en savoir plus, mais n’obtiennent aucune réponse en retour, cela pendant des mois et des mois. Pour Starmer, qui s’est fait un nom en tant qu’avocat, cela le rend ridicule. C’est un personnage amusant. Beaucoup disent qu’avec Gordon Brown comme chef de parti on a eu Staline qui est devenu Mr. Bean. Pour Starmer, c’est le contraire: on a Mr. Bean qui essaie d’agir comme Staline, et il le fait évidemment très maladroitement.

MB: J’ai maintenant l’image de Staline ordonnant à Peter Mandelson de nettoyer la Joconde et le réprimandant pour ne pas avoir fait du bon travail. Mais plus sérieusement, que pensez-vous de la politique britannique en ce moment?

KL: Il y a un énorme enjeu démocratique. Sous Jeremy Corbyn, le Parti travailliste était le plus grand parti politique d’Europe: près de 600’000 membres. Ces dernières·iers étaient très fortement uni·e·s autour du programme du parti, qui aurait pu transformer le Royaume-Uni. Mais une clique au sein du groupe parlementaire du parti, pour la plupart blairistes, a mené avec succès une campagne pour saper le parti. Vous connaissez l’histoire de la fuite des courriels du quartier général du parti — un certain nombre de responsables ont activement travaillé contre une victoire du Parti travailliste en 2017 et se sont réjoui·e·s quand elles·ils ont perdu les élections. Ces mails étaient jonchés des pires insultes contre les quelques député·e·s fidèles à Corbyn comme Diane Abbott. Les auteur·e·s de ces mails sont désormais récompensé·e·s sous Starmer. Tout cela m’amène à me demander s’il est possible de faire gagner un parti engagé dans un projet pour transformer la société: l’establishment britannique est-il tellement tout-puissant qu’il est capable d’empêcher une telle opportunité?

Interview réalisé par Matha Busby et initialement publié
dans Jacobin et traduit de l’anglais par Bertil Munk


Crédit image: Ken Loach speaks at docklands in London 2 par « Bryce Edwards » sous licence CC BY-ND 2.0

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