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Hommage à Uri Avnery: « Mais qui sommes-nous? »

Uri Avnery est mort le 20 août 2018 à Tel-Aviv. Ancien député à la Knesset israélienne, il était le co-fondateur du mouvement Gush Shalom (le «Bloc de la paix»). Nous avons publié certaines de ses colonnes dans nos pages ces dernières années. En son hommage, nous publions la dernière contribution qu’Uri Avnery a mise en ligne le 4 août 2018. Quelques heures plus tard, une chute l’empêchait de manifester, comme il le voulait, contre la loi «État-Nation».

 «Mais qui sommes-nous?»

Il y a des années, j’avais eu une discussion amicale avec Ariel Sharon. Je lui avais dit: «Je suis avant tout un Israélien. Ensuite, je suis un Juif. Il m’avait alors vivement répondu: «Je suis avant tout un Juif, et ensuite seulement un Israélien».

Cela peut sembler être un débat abstrait. Mais en réalité, il s’agit de la question qui est au cœur de tous nos problèmes fondamentaux. C’est le nœud de la crise qui est en train d’isoler maintenant Israël. La cause immédiate de la crise est la loi qui a été adoptée en toute hâte la semaine dernière (le 19 juillet 2018, ndlr) par la Knesset la plus à droite de l’histoire. Elle est intitulée: «Loi fondamentale: Israël, État-Nation du Peuple Juif».

C’est une loi constitutionnelle. Quand Israël a été fondée durant la guerre en 1948, aucune constitution n’a été adoptée. Il y avait un problème avec la communauté religieuse orthodoxe, de sorte qu’il était impossible de s’accorder sur une formule. À la place, David Ben-Gourion a proclamé une «Déclaration d’indépendance» qui annonçait que «nous fondons un État Juif, à savoir l’État d’Israël». Cette déclaration n’est pas devenue une loi. La Cour suprême en a adopté les principes sans base légale. Le nouveau document, toutefois, est une loi contraignante.

Ainsi, qu’est-ce qui est nouveau dans cette nouvelle loi, qui ressemble à première vue à une copie de la déclaration? Elle contient deux omissions importantes: la déclaration parlait d’un État «Juif et démocratique» et promettait l’égalité complète entre tous ses citoyen·ne·s, sans égard pour leur religion, leur ethnie ou leur sexe. Tout ceci a disparu. Pas de démocratie. Pas d’égalité. Un État des Juif·ve·s, pour les Juif·ve·s et par les Juif·ve·s.

Les premières·ers à protester ont été les Druzes. Les Druzes sont une petite communauté étroitement liée. Ils·elles envoient leurs enfants pour servir dans l’armée et la police israélienne et se considèrent eux-mêmes comme «frères de sang». Ils·elles ont soudainement été privés de tous leurs droits légaux et de leur sentiment d’appartenance. S’agit-il d’Arabes ou non? De Musulmans ou non? Cela dépend de qui parle, où et pour quel motif. Ils·elles menacent de manifester, de quitter l’armée et, généralement, de se rebeller. Benyamin Netanyahou tente de les corrompre, mais il s’agit d’une communauté fière.

Cependant, les Druzes ne constituent pas le point essentiel. Cette nouvelle loi ignore complètement les 1,8 millions d’Arabes qui sont citoyen·ne·s israélien·ne·s, y compris les Bédouins et les Chrétien·ne·s. (Personne n’a même pensé aux centaines de milliers de Chrétien·ne·s européen·ne·s qui ont immigré avec leur partenaire Juif·ve ou d’autres proches, essentiellement de Russie). La langue arabe, avec toute sa splendeur, qui jusqu’à présent constituait l’une des deux langues officielles, sera rétrogradée au rang de simple «statut spécial», sans que l’on sache ce que cela veut dire. (Tout ceci s’applique à Israël proprement dit, pas aux 5 millions d’Arabes environ en Cisjordanie occupée et dans la Bande de Gaza, qui n’ont pas de droits du tout).

Netanyahou défend cette loi comme un lion face à la critique qui commence à s’exprimer dans son camp. Il a publiquement déclaré que tou·te·s les Juif·ve·s critiquant cette loi sont des gauchistes et des traîtres (ou synonymes) «qui ont oublié ce que c’est que d’être Juif». Et on en arrive là à la véritable question.

Il y a des années, mes amis et moi avions demandé à la Cour suprême de modifier la rubrique «nationalité» de notre carte d’identité, en remplaçant «Juif» par «Israélien». La Cour a refusé, estimant qu’il n’y a pas de nation israélienne. Le registre officiel reconnaît près d’une centaine de nations, mais pas d’israélienne. Cette situation curieuse a débuté avec la naissance du sionisme à la fin du XIXe siècle. C’était un mouvement Juif destiné à régler la Question Juive. Ceux·celles qui se sont installés en Palestine étaient Juif·ve·s. Tout le projet était étroitement lié à la tradition juive. Mais une fois qu’une seconde génération de colons a grandi, ils·elles avaient l’impression d’être simplement Juif·ve·s, comme des Juif·ve·s de Brooklyn ou de Cracovie. Ils·elles avaient le sentiment qu’il y avait quelque chose de nouveau, différent, spécial.

Les plus extrémistes constituaient un petit groupe de jeunes poètes et artistes qui avaient formé en 1941 une organisation surnommée «les Cananéens» qui proclamait qu’il y avait une nouvelle nation, hébraïque. Dans leur enthousiasme, ils·elles adoptèrent des positions extrêmes, déclarant que nous n’avons rien à voir avec les Juif·ve·s de l’étranger et qu’il n’y avait pas de nation arabe – les Arabes étant juste des Hébreux qui avaient adopté l’Islam. Puis on a entendu parler de l’Holocauste, les Cananéens furent oubliés et tout le monde devint de super- Juif·ve·s plein de remords. Mais pas réellement. Sans décision consciente, la langue populaire de ma génération adopta une distinction claire: la diaspora juive, mais l’agriculture hébraïque, l’histoire juive et les bataillons hébreux, la religion juive et la langue, l’hébreux.

Quand les Britanniques étaient ici, j’ai participé à des douzaines de manifestations en criant: «Immigration libre! État hébreux!». Je ne me souviens pas d’une seule manifestation où quelqu’un aurait crié: «État Juif!» Or donc, pourquoi la Déclaration d’Indépendance mentionne-t-elle un «État Juif»? Simplement parce qu’il s’agit d’une allusion à la résolution de l’ONU décrétant la partition de la Palestine en un État Arabe et un État Juif. Les fondateurs mentionnaient qu’il s’agissait de la constitution de l’État Juif. Vladimir Jabotinsky, le légendaire ancêtre du Likoud, a écrit un hymne déclarant: «un Hébreux est le fils d’un prince».

En réalité, il s’agit d’un processus naturel. Une nation est une unité territoriale. Elle est conditionnée par son paysage, son climat, son histoire et ses voisins. Lorsque des Britanniques se sont installés en Amérique, ils·elles ont senti après quelque temps qu’ils·elles étaient différent·e·s des Britanniques qu’ils·elles avaient laissés derrière eux·elles sur leur île. Ils·elles sont devenus des Américain·e·s. Les condamnés britanniques envoyés en Extrême-Orient devinrent des Australien·ne·s. Durant les deux Guerres mondiales, les Australiens ont accouru au secours de la Grande-Bretagne, mais ils n’étaient pas britanniques. Ce sont une fière nouvelle nation. Comme le sont les Canadien·ne·s, les Néo-Zélandais·e·s, et les Argentin·e·s. Et comme nous. Ou plutôt comme nous l’aurions été, si l’idéologie officielle l’avait permis. Que s’est-il passé?

Tout d’abord, il y a eu une immigration importante venant du monde arabe et d’Europe de l’Est au début des années 1950 – pour chaque Hébreu, il y avait deux, trois, quatre nouveaux immigrant·e·s qui se considéraient comme Juif·ve. Ensuite, il y avait le besoin d’argent et de soutien politique des Juif·ve·s de l’étranger, en particulier des États-Unis. Ceux·celles-ci, tout en se considérant pleinement comme de vrais Américain·ne·s (essayez de dire qu’ils ne le sont pas, fichu antisémite!), sont fiers d’avoir quelque part un État Juif. Et enfin, il y a eu (et il y a toujours) une politique gouvernementale rigoureuse de judaïsation de tout. Le gouvernement actuel a atteint de nouveaux sommets. Des actions gouvernementales actives, voire frénétiques, essaient de judaïser la formation, la culture, et même le sport. Les Juif·ve·s orthodoxes, une petite minorité en Israël, exercenz une influence immense. Leurs votes à la Knesset sont essentiels au gouvernement Netanyahou.

Quand l’État d’Israël a été fondé, le terme d’Hébreu a été remplacé par celui d’Israélien. Hébreu n’est maintenant plus qu’un mot. Donc, y a-t-il une nation israélienne? Bien sûr. Y a-t-il une nation Juive? Bien sûr que non.

Les Juif·ve·s sont des membres d’un peuple ethnico-religieux, dispersé à travers le monde, et appartenant à de nombreuses nations, avec un fort sentiment d’affinité à l’égard d’Israël. Nous, dans ce pays, faisons partie de la nation israélienne, dont les membres Hébreux font partie du peuple Juif. Il est crucial de reconnaître ceci. Ceci décide de notre perspective, de manière presque littérale. Notre regard est-il tourné vers des centres Juifs comme New York, Londres, Paris et Berlin, ou vers nos voisins, Damas, Beirut et le Caire? Faisons-nous partie d’une région habitée par des Arabes? Réalisons-nous que faire la paix avec ces Arabes, en particulier avec les Palestinien·ne·s, est la mission de cette génération? Nous ne sommes pas des locataires temporaires dans ce pays qui pourrions partir d’un moment à l’autre rejoindre nos frères et sœurs Juif·ve·s de par le monde. Nous appartenons à ce pays et y vivrons pour de nombreuses générations. Et donc, nous devons devenir des voisins pacifiques dans cette région que j’appelais, il y a 75 ans, la «Région sémitique».

La nouvelle Loi État-Nation, par sa nature semi-fasciste, nous montre à quel point il est urgent de débattre de ceci. Nous devons décider de qui nous sommes, ce que nous voulons et à quel endroit nous appartenons. Autrement, nous serons condamné·e·s à un état permanent d’impermanence.

Uri Avnery

(Trad.: AT)

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