Future régulation du cannabis en Suisse et modèles économiques

Maxime Mellina (GREA) •

La légalisation du cannabis en Suisse est un processus bien engagé, malgré les forces conservatrices qui s’élèveront certainement contre cette avancée. Parmi les spécialistes du domaine, la question centrale n’est donc aujourd’hui plus de savoir s’il est judicieux ou non de légaliser le cannabis, mais plutôt de réfléchir à comment le faire au mieux pour favoriser la diminution des consommations problématiques et des dommages liés. 


Le cannabis est la substance illégale la plus répandue dans le monde. Selon, l’observatoire européen des drogues et des toxicomanies, en Europe, environ 48 millions d’hommes et 31 millions de femmes déclarent en avoir déjà fait usage. En Suisse, plus de 220’000 personnes en ont consommé durant les douze derniers mois, dont la grande majorité sans difficulté. Il n’est toutefois pas à prendre à la légère puisque sa consommation peut provoquer des problèmes bien réels pour une partie de la population et il est nécessaire de prendre en compte les besoins des usagers et usagères qui ont une consommation problématique.

Le cadre prohibitionniste actuel empêche de déployer tout le potentiel d’approches efficaces d’aide, de prévention et de réduction des risques auprès des personnes en faisant un usage problématique. Il ne permet en aucun cas de réduire significativement sa consommation au sein des populations auprès desquelles il pose le plus de problèmes. En 2022, une enquête auprès des écoliers·ères montrait par exemple qu’environ un·e élève de 15 ans sur dix avait déjà consommé du cannabis durant le dernier mois (enquête HBSC). De plus, il permet aux mafias un enrichissement sans précédent (le profit annuel du marché  mondial du cannabis est estimé entre 180 et 280 milliards de dollars) échappant à la taxation, alors que des dépenses considérables sont engagées dans la politique de criminalisation et de mise en place de mesures répressives. Enfin, l’interdiction actuelle restreint les libertés d’une large part de la population qui en fait un usage raisonné.

Un processus international

Face à cette répression inefficace et liberticide, de plus en plus de pays proposent une dépénalisation ou une légalisation du cannabis : les États américains dès 2012 avec le Colorado (suivi aujourd’hui par plus d’une vingtaine d’États) ; l’Uruguay en 2013 ; le Canada en 2018, où le Québec a mis en place un modèle de distribution encadrée aujourd’hui reconnu ; en Europe enfin où le parlement allemand vient de donner son feu vert pour une distribution légale du cannabis dès le 1er avril 2024 via des associations appelées « Cannabis Social Clubs ».

En Suisse, la question est discutée depuis de nombreuses années et l’option d’une réglementation légale est aujourd’hui soutenue par une majorité du spectre politique. En 2019, l’Assemblée fédérale a voté l’autorisation d’essais-pilotes permettant la distribution récréative de cannabis dans un cadre contrôlé. Parallèlement, les commissions de la sécurité sociale et de la santé publique (CSSS) des deux chambres fédérales ont donné suite en 2021 à une initiative parlementaire de l’agriculteur bernois du Centre Hans Siegenthaler souhaitant réguler ce marché. Une sous-commission de la CSSS du Conseil national rédige actuellement un projet d’acte qui pourrait être proposé au Parlement dans les prochains mois.

Travailler sur la régulation de substances illégales comme le cannabis offre l’opportunité de construire un système économique sans a priori. Il permet de décider collectivement de la place que la société souhaite donner à cette substance, de la manière dont elle est produite et distribuée, avant de l’abandonner mécaniquement « au marché » ou à de grandes entreprises, qui se concentrent (à juste titre puisque c’est leur raison d’être) sur la maximisation du profit et non sur la liberté et la santé des usagères·ers. Il est donc important de non seulement légaliser le cannabis, mais surtout d’en réguler sa production (locale), sa distribution (interdiction de la publicité, limitation des points de vente, etc.) et sa consommation (limitation de l’âge, promotion de modes de consommation à moindre risque comme le vapotage, etc.).

Quel modèle de régulation ?

Trois modèles principaux se distinguent dans la régulation. La voie du marché commercial et peu régulé — comme observé en Suisse pour les marchés du tabac ou de l’alcool, ainsi qu’au Colorado pour le cannabis. Ce système est critiqué par les spécialistes puisqu’il favorise l’émergence de grands conglomérats économiques dont les intérêts sont orientés vers le profit et non le bien-être et la santé des personnes consommant du cannabis : pour augmenter ses marges, il faut augmenter ses ventes et donc la consommation. Un projet bâlois est d’ailleurs actuellement controversé : l’entreprise berlinoise Sanity — qui compte la société de tabac British American Tobacco parmi ses investisseurs — a été autorisée à effectuer un test pilote de vente de cannabis, permettant au géant berlinois de s’implanter dans un futur marché suisse du cannabis légal, au détriment d’une production locale où les recettes bénéficieraient à des productrices·eurs suisses et permettraient de financer la prévention et l’aide aux personnes en ayant besoin.

Le second modèle est celui d’une distribution encadrée, comme au Québec, où la production peut être privée, mais où la distribution reste contrôlée par les collectivités publiques afin de limiter la promotion de la consommation, garantir la qualité des produits et fournir des conseils dans des magasins spécialisés axés sur la réduction des risques. Ce modèle est soutenu par des observations et des données scientifiques, montrant des résultats positifs. Les retours du modèle québécois sont en ce sens prometteurs : depuis la légalisation, les ventes du marché illégal diminuent face à la qualité des produits et la diversité des produits proposés au même prix dans les magasins de la Société québécoise du cannabis. Quant à la consommation, si elle augmente légèrement au sein de la population générale, elle diminue auprès des catégories 15-17 ans et légèrement auprès des 18-20 ans, soit les groupes cibles au sein desquels le cannabis est le particulièrement dangereux.

Le modèle d’auto-approvisionnement individuel ou collectif est enfin la manière de réguler la plus détachée des schémas classiques d’échanges monétarisés que nous connaissons. Il permet la culture individuelle ou en groupe, comme observé en Uruguay, en Allemagne ou dans une partie du projet pilote zurichois. En parallèle d’une production individuelle encadrée (nombre limité de plantes par exemple), la production peut être assurée par des associations dont les membres décident collectivement et démocratiquement des orientations. Souvent connue sous le nom de « cannabis social clubs », cette approche associative vise à encadrer la production et la consommation dans son contexte social pour en réduire les risques. Toutefois, les données sur l’impact de ce modèle restent limitées. De plus, une réglementation stricte de la marge de manœuvre des associations est nécessaire pour éviter les abus, comme cela s’est produit à Barcelone où les mafias ont finalement pris le contrôle des clubs.

Au-delà des considérations économiques et de santé publique, il faut enfin rappeler le respect du principe fondamental de la liberté des citoyen·ne·s. Au nom de quoi pourrions-nous consommer de l’alcool et non du cannabis, alors qu’il est aujourd’hui prouvé que ce premier est considérablement plus dommageable que le second ? Il est dans tous les cas plus judicieux d’adopter une approche historique et pragmatique, selon laquelle l’humain a toujours consommé la substance de son choix pour de multiples raisons, malgré les interdictions. La légalisation ouvre au contraire une porte vers la non-stigmatisation des usagères·ers et permet qu’une éventuelle consommation se fasse de la meilleure des manières, en réduisant les risques.

Maxime Mellina
Responsable thématique cannabis du Groupement Romand d’études des addictions (GREA)

Article paru dans Pages de gauche no 191.

Crédit image: Christian Beutler (Keystone) sur swissinfo.ch.

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