«FEMME, VIE, LIBERTÉ». Un mouvement révolutionnaire en Iran pour la dignité

Saeed Shafiei (doctorant à l’IEP de Lyon) •

Alors que la répression contre le mouvement révolutionnaire iranien s’intensifie de jour en jour, Pages de gauche publie une version longue d’un article de Saeed Shafiei paru dans son numéro 186.


Cela fait presque deux mois que la routine de ma vie a brusquement changé à la suite des manifestations contre le régime théocratique iranien. J’étais obligé, en tant que chercheur dans le domaine des mouvements sociaux et en particulier ethniques, de mettre de côté toutes mes activités afin d’écrire et d’analyser le mouvement «Femme, Vie, Liberté» ainsi que de participer à la création d’un collectif d’étudiant·e·s et d’ancien·ne·s étudiant·es à Lyon pour soutenir le peuple iranien dans son combat pour la liberté et pour l’égalité.

En tant que personne qui étudie les mouvements sociaux iraniens depuis au moins 15 ans et qui a participé aux différents mouvements protestataires en Iran entre 1995 et 2012, je peux vous assurer que celui qui est en cours et qui voit un peuple se révolter pendant presque deux mois contre une sorte de fascisme chiite est inédit dans l’histoire du pays.

Une mobilisation nationale propulsée par les réseaux sociaux et fondée sur un mouvement des jeunes était le dernier scénario auquel on aurait pu s’imaginer en Iran. Mais depuis l’assassinat de Mahsa Amini, une jeune femme kurde de 22 ans, par la police des mœurs, le peuple iranien, les femmes en tête, manifeste partout dans le pays en réclamant justice. Alors que nous étions face à une impasse politique depuis la répression des soulèvements de 2017 et de 2019, le mouvement «Femme, Vie, Liberté» contre le port du hijab forcé a alors surgit sur la scène politique iranienne.

En marge d’un rassemblement à Lyon tenu en signe de la solidarité avec les manifestant·e·s en Iran, une femme française voilée d’origine tunisienne m’a interrogé sur la nature de ce mouvement. Pendant près d’une heure j’ai essayé de lui expliquer en vain la colère des femmes iraniennes. Malgré mes efforts, elle a maintenu que l’Occident, qui détesterait les femmes musulmanes voilées, était à l’origine du mouvement social iranien. Il est en effet difficile de s’imaginer depuis l’Europe des patrouilles de police qui surveille les tenues vestimentaires des femmes et qui battent à mort une jeune femme en raison de son voile. C’est pourtant la réalité du régime théocratique et fasciste iranien. Un régime prêt à tout pour survire, et qui n’a vraiment rien à voir avec le contexte islamophobe français.

Un contexte éco-politique explosif

Le mouvement «Femme, Vie, Liberté» a surgi d’une situation politico-économique explosive. En juillet 2022, l’inflation s’élevait à 52% et depuis le retrait américain en 2018 de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien le taux d’inflation moyen annuel est de 40%. En parallèle, le régime a verrouillé l’élection présidentielle de 2021 afin de s’assurer que qu’Ebrahim Raisi – un ultraconservateur, proche du Guide suprême Ali Khamenei – devienne président. Cette élection a formellement mis fin aux espoirs de réformes politiques dans le pays. Depuis l’arrivée au pouvoir de Raisi, la répression de la police des mœurs s’est en effet accrue.

L’élément contextuel le plus important demeure toutefois l’échec, en août 2022, des négociations pour signer un nouvel accord international sur le programme nucléaire. Frustrée, la population iranienne a alors pris part à des actions de révolte. Les jeunes iranien·e·s vivaient ces cinq dernières années dans une telle situation économique que la détresse qui était la leur s’est finalement transformée en colère.

Un mouvement pour la dignité

Depuis la révolution de 1979, le peuple iranien, surtout les femmes, a été constamment humilié et méprisé par les nouvelles élites au pouvoir. Nous pouvons entre autres énumérer: le hijab forcé, les interdits vestimentaires, la violence de la police des mœurs, la répression de tous les mouvements politiques réformistes, la censure d’Internet, le chômage et l’extrême pauvreté depuis 2018, les tensions avec les pays occidentaux et particulièrement les États-Unis qui imposent régulièrement des sanctions à l’Iran.

Lorsque Mahsa Amini a été assassinée, les femmes kurdes ont osé retirer leur foulard et par cet acte, le mouvement des femmes iraniennes contre le hijab forcé s’est réveillé brusquement. Par la suite, des femmes partout en Iran ont ôté leur foulard pour protester contre le régime et sa fameuse police des mœurs et ont demandé la liberté, l’égalité, et la démocratie.

À l’origine, les minorités

Il est important d’être conscient·e de l’origine de ce mouvement, qui s’est tout d’abord construit contre le port forcé du hijab, mais qui est rapidement devenu révolutionnaire. Ce sont les femmes iraniennes et en particulier les femmes kurdes qui ont déclenché cette dynamique. Les femmes iraniennes, et en particulier celles issues de minorités, sont depuis la fondation de la République Islamique discriminées politiquement, économiquement et socialement.

D’autre part, la tradition de gauche et de résistance politique de la région kurde a aidé mobilisée derrière cette cause. Les Kurdes menent effectivement une lutte exemplaire au Kurdistan et en Azerbaïdjan de l’ouest. Depuis plus de 50 jours, les Kurdes sont dans la rue, jours et nuits, et ce malgré l’assassinat de plus de 60 personnes et l’arrestation de milliers de jeunes. La dynamique révolutionnaire présente dans les régions kurde et baloutche encourage le reste du pays à se montrer solidaire et à s’engager d’autant plus.

Les jeunes femmes, les vraies leaders

Nous avons été tou·te·s surpris·es par l’élargissement rapide du mouvement aux quatre coins du pays. Alors que les mouvements réformistes depuis 1997 ont tous échoué, le peuple désespéré s’est réfugié dans l’espace familial et a commencé au sein de ce dernier à remettre réellement en question l’idéologie du régime.

Les jeunes femmes de 13-25 ans d’aujourd’hui que l’on retrouve massivement dans la rue ont grandi en honnissant l’idéologie du régime. Il faut garder en tête qu’elles ont dû mener un double combat au sein de leur famille pour se libérer de l’idéologie du régime et, en même temps, de valeurs patriarcales. En outre, ces jeunes femmes ont grandi à l’ère du smartphone, d’Internet et des réseaux sociaux. Des technologies qui ont joué un rôle prépondérant dans les mobilisations de ces dernières années.

Le régime a seulement une réponse: la répression

Le régime iranien ne propose d’ailleurs aucune mesure concrète qui permettrait de sortir de cette crise. Il a préféré s’attaquer aux manifestant·e·s à coups de bâton, de gaz lacrymogènes et de fusils. Le bilan est lourd. D’après l’Agence de presse des militants des droits de l’homme (HRANA), les forces de sécurité iraniennes ont tué au moins 50 enfants, âgés entre onze et 18 ans, durant les 50 jours de protestation. Selon la même source et pendant la même période, au moins 319 personnes ont été abattues partout dans le pays.

Ce mouvement de protestation s’est transformé en un mouvement révolutionnaire qui revendique un changement de régime afin de reconstituer le champ politique du pays. Ce mouvement révolutionnaire n’en est qu’à sa phase première et le peuple iranien est déterminé à mener la lutte jusqu’à la chute du régime.

Le mouvement «Femme, Vie, Liberté» a déclenché une dynamique révolutionnaire en Iran qui a rendu plus nettes les frontières entre «nous», c’est-à-dire tout·e·s celles et ceux qui souhaitent le renversement de la dictature islamique, et «eux», c’est-à-dire tout·es celles et ceux qui la défendent. C’est un moment populaire, un phénomène qui a enfin réussi à outrepasser les forces réformistes qui jouaient le rôle de soupape de sécurité du régime.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 186 (hiver 2022-2023).

Crédit image: Albert Stoynov sur Unsplash.

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