Énième restructuration chez Tamedia : Le grand tournant n’est pas celui que l’on croit

Olga Baranova •

En Suisse, trois grandes traditions accompagnent la rentrée d’automne : l’augmentation des primes d’assurance maladie, l’augmentation du prix du kilowattheure ainsi que les suppressions de postes chez le plus grand éditeur privé du pays, Tamedia. Chaque année, le sentiment d’impuissance l’emporte sur l’indignation. Pourtant, la crise actuelle du financement des médias est bel et bien le tournant que Tamedia a annoncé dans son dernier communiqué. Sauf que ce n’est pas celui qu’elle croit. Un tour d’horizon.


Une cessation d’activité par étapes

La logique boursière prime sur l’incertitude qui règne parmi le personnel : c’est à quatre heures du matin que Tamedia a publié le communiqué annonçant la nouvelle restructuration, dont la fermeture de deux imprimeries et la suppression de 290 postes. Depuis que TX Group, la maison mère de Tamedia, a renoncé au financement croisé des titres dont elle est propriétaire au profit des bénéfices de ses plateformes publicitaires, les jours du journalisme made in Tamedia sont comptés (alors même que les médias payants génèrent 44% du bénéfice du groupe[1]). Les conséquences de ce choix ne sont pas ressenties de la même manière des deux côtés de la Sarine. Alors que Tamedia ne détient que 30% des parts de marché en Suisse alémanique, elle en détient 47% en Suisse romande[2]. D’ailleurs, parmi ses futures « grandes marques numériques » ne figure que 24 heures, laissant penser que la Tribune de Genève, seul quotidien généraliste de la deuxième ville Suisse, poursuivra sa fusion avec son équivalent vaudois. Finalement, Tamédia a réussi un rapprochement plus conséquent entre les deux cantons rivaux que la votation sur la fusion en 2002.

Mesures politiques : too little too late

Ce qui est clair, c’est que le journalisme suisse ne peut plus se passer de financement public. Pourtant, depuis le refus par le peuple du train de mesure d’aide aux médias en 2022, plus rien ne bouge du côté de la politique médiatique suisse. La Suisse romande continue à s’indigner de voir son quatrième pouvoir décliner plus rapidement qu’en Suisse alémanique, mais la crise des médias ne peut pas être résolue au niveau local, malgré toutes les bonnes volontés (et une certaine inventivité) dont font preuve les parlements et exécutifs romands. Au niveau fédéral, un certain nombre de mesures d’aide aux médias sont à l’ordre du jour du parlement, mais même si elles passent toutes (ce qui est peu probable), elles seront loin de pouvoir stabiliser la situation. Il n’y a toujours pas de vraie volonté de prévenir le déclin du journalisme, ce qui réjouit surtout la force politique qui a compris que la maîtrise des médias permet la maîtrise de l’information et donc des opinions : l’extrême droite.

Un métier mis à mal

La crise du financement du journalisme en Suisse impacte aujourd’hui fortement le métier. De nombreuses et nombreux journalistes ont quitté le métier ces dernières années (Republik tient à jour une liste sur laquelle on trouve de nombreux noms romands). Avec chaque journaliste qui s’en va, c’est un regard et une voix uniques qui disparaissent du débat public. Des pertes qui ne pourront pas être compensées de sitôt : les écoles de journalisme affichent un recul d’élèves. Difficile de leur en vouloir : un marché de travail qui rime avec instabilité, déclin et mépris n’est pas vraiment à même de susciter des vocations. D’autant plus que ce ne sont pas que les médias privés qui se retrouvent dans la difficulté : des économies importantes sont d’ores et déjà annoncées par la SSR, en prévision de la mise en œuvre de la baisse de la redevance.

Pas de solution magique, mais un changement de paradigmes

Il n’y aura pas de solution facile pour l’avenir du journalisme en suisse. Les éditeurs ne peuvent pas devenir dépendants de l’État, tout comme ils ne pourront pas se passer d’un financement public ; en même temps, il n’y aura pas de modèle économique « one size fits all » pour tous les titres. Mais cela ne veut pas dire que rien n’avance. En Suisse alémanique, de nombreuses initiatives prometteuses ont vu le jour ces dernières années, qu’il s’agisse de médias numériques aux modèles économiques novateurs comme Republik, tsüri.ch ou encore WAV Recherchekollektiv, d’infrastructures numériques communes comme WePublish, de projets-pilotes de mise en commun du savoir-faire éditorial et journalistique comme celui de l’association Médias d’Avenir, ou encore de formats inédits comme Polaris. Ces projets, pour la plupart jeunes et à l’avenir encore incertain, sont des exemples de l’innovation nécessaire pour faire émerger de la crise actuelle un nouvel ordre médiatique. Car la réinvention du financement du journalisme ne pourra pas se faire sans la réinvention du journalisme lui-même, dans un esprit d’échange, d’ouverture et de durabilité.

Par souci de transparence : l’auteure s’engage dans deux organisations qui sont citées dans le texte : l’association Médias d’avenir et WePublish.


[1]Blick.ch, 01.09.24

[2] Fög Jahrbuch Qualität der Medien 2023

Crédit image: Fernando Lavin sur Unsplash.

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