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Comment les riches se reproduisent

Ils fréquentent les mêmes écoles, dansent ensemble au bal de l’Opéra, se rencontrent dans les clubs d’affaires, chez les anciens de Harvard ou à St-Moritz et s’épousent:  les riches en Suisse restent souvent entre eux et cultivent leur opulence à travers de nombreuses pratiques.

La continuité de la bourgeoisie suisse, malgré des obstacles réels tels que la concurrence ou la divergence d’intérêts, est exceptionnellement élevée. Plusieurs mécanismes sociaux expliquent ce haut degré d’intégration et de conscience de sa propre «classe»: au-delà des interdépendances économiques et des relations familiales, il repose sur des institutions, mais aussi sur de multiples relations sociales.

Famille et  «affinités électives»

La famille constitue encore le lieu central de transmission de la richesse. Grâce aux fondations et au droit suisse de l’héritage – très aligné sur les intérêts des possédants – les dynasties familiales arrivent à transmettre leur patrimoine de génération en génération. Une étude portant sur l’héritage de la fortune en Suisse a montré que sur les 28,5 milliards de francs (estimation basse) qui ont été légués en 2000, les trois quarts sont allés aux dix pourcents les plus riches de la population.

Les stratégies matrimoniales des riches qui jouaient un rôle essentiel jusque dans les années 1970 sont aujourd’hui encore importantes, bien qu’elles se soient passablement raffinées et euphémisées ces dernières décennies. Un homme et une femme, venant tous deux d’une famille nantie, peuvent se rencontrer et tomber amoureux «tout à fait par hasard» au cours de loisirs (golf, équitation, passion de l’art), dans une université d’élite, un bal ou une soirée de bienfaisance. Les espaces sociaux très exclusifs sont ainsi de bons lieux de rencontre. L’éducation et le «bon goût» jouent évidemment leur rôle. Les personnes issues d’un même milieu se plaisent mutuellement. Le sociologue Pierre Bourdieu parlait à ce propos d’ «affinités électives».

«Ceux qui ont de l’influence à Zurich se rencontrent tout le temps. Tout est déjà fait pour qu’ils se connaissent» nous apprend candidement Peter Forstmoser, le président de la Swiss-Ré et ancien professeur d’université. Au-delà des alliances qui jouent surtout un rôle dans les dynasties familiales anciennes, le capital social des entrepreneurs modernes se construit par l’appartenance à des clubs de services et d’affaires (Rotary, Entrepreneur’s Roundtable, Swiss American Chambre, etc.), des sièges dans les conseils d’administration, des réseaux d’anciens étudiants et des clubs sportifs. L’accumulation et le développement de ce capital social passe également par les bals de l’Opéra, galas, vernissages, premières théâtrales et autres évènements mondains tels que le tournoi de polo ou le White Turf de St-Moritz. La pratique commune d’un sport comme le golf ou l’équitation participe également des formes de sociabilité de cette classe sociale et contribue à la construction de son identité.

Une éducation exclusive au Rosenberg

La Suisse dispose de quelques internats d’élite extrêmement cossus (écolage à partir de 80 000.- par an) qui ont une excellente réputation parmi les super-riches bien au-delà des frontières nationales. Le Liceum Alpinum de Zuoz, l’internat Rosenberg à Saint Gall, le Rosey à Rolle, ou l’institut Montana à Zugerberg sont considérés comme des lieux de formation qui non seulement fournissent à leurs élèves une excellente éducation, mais qui remplissent parfaitement leur fonction de construction identitaire et de transmission d’un habitus de classe. Ainsi à l’institut Rosenberg qui s’étend dans plusieurs villas dominant la ville de Saint Gall, la discipline et l’ordre sont assurés d’une main de fer par la direction. Un code de discipline et d’habillement sévère, ainsi qu’un emploi du temps rempli de cours et de sport, permettent aux rejetons des nantis de prendre conscience de leur futur rôle social. En plus de la discipline, ces enfants apprennent tous les aspects d’une vie dans la «bonne société»: ils sont formés à l’art et à la culture, à la manière de se conduire en société et sont équipés pour la vie mondaine grâce à l’apprentissage de plusieurs langues. Par cette «éducation totale», les jeunes apprennent à se conduire correctement dans les «hautes sphères». Ils développent également un «esprit de corps» qui leur fournit une identité collective et transmet la conscience (de classe) d’appartenir à une élite. Les valeurs de la communauté sont ainsi incorporées: le savoir-vivre, l’aisance, l’entregent, la manière de parler et de se comporter, les habitudes alimentaires de même que les jugements de goût sont autant de marqueurs de cette socialisation privilégiée.

Un diplôme pour la vie (mondaine)

A quelques centaines de mètres à peine de l’institut Rosenberg se trouve le siège d’une institution éducative qui joue un rôle clé dans la formation du personnel de direction économique de la Suisse: l’Université de Saint Gall (HSG). La HSG assume le rôle d’une usine à produire des managers pour le monde entier. Un cursus d’études à la HSG fournit non seulement une formation académique «d’excellence» mais surtout un réseau 24-carats. D’ailleurs les diplômés de la HSG restent fidèles à leur institution tout au long de leur vie grâce à l’association des Alumnis qui est la plus performante des organisations d’anciens étudiants de Suisse. Ce réseau s’étend jusqu’aux niveaux supérieurs des plus grandes firmes du continent, ce qui fait de cette association «un des éléments les plus importants pour une carrière réussie».

Certes, en comparaison avec d’autres pays, les qualifications académiques obtenues dans des institutions publiques sont moins importantes pour la bourgeoisie suisse. Il n’y a pas (encore) d’universités d’élite qui pourraient se comparer à Harvard, Yale ou Princeton ou aux «Grandes écoles» françaises qui fournissent à une partie de leur bourgeoisie nationale respective d’excellentes formations. Pourtant, on commence à reconnaître qu’en Suisse le simple héritage du «pouvoir de la famille» ne suffit plus à occuper des positions de direction dans une grande entreprise. La qualification des cadres de l’économie s’est améliorée et au delà des MBA obtenus dans des business schools renommées (l’IMD à Lausanne, l’INSEAD en France ou Harvard) il faut disposer d’une solide formation de l’EPFZ, de Saint-Gall ou de l’Université de Zürich. En fait, une étude récente de la HSG prétend que 72% des «top managers» de l’économie suisse ont étudié dans l’une de ces trois institutions. Une telle concentration n’est dépassée que dans le système français, et correspond à «un système universitaire construit de manière très hiérarchique».

Les diplômes sont un instrument que les privilégiés utilisent afin de transformer leurs pouvoir et leur richesse héritée en des soi-disant capacités individuelles. Ceci permet de se peindre comme «l’élite du pays». La bourgeoisie économique s’assure ainsi une reconnaissance et une légitimité sociale qui masque du même coup la réalité des rapports de pouvoir dans ce pays.

Traduction  Romain Felli

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