Actuellement projeté dans les salles de Suisse romande, le documentaire A Campaign of Their Own (Battre la campagne) raconte le mouvement populaire né en soutien à la candidature de Bernie Sanders aux dernières élections états-uniennes, filmé d’un point de vue inspiré par l’histoire par en bas. Rencontre avec Lionel Rupp, son réalisateur membre du collectif lausannois Zooscope et co-auteur de Heimatland (2015).
Comment est né le projet de ce film?
J’ai toujours été intéressé par la politique, et en particulier par la politique américaine, dont j’ai suivi toutes les élections depuis ma jeunesse. Quand la campagne pour les dernières élections a débuté, j’étais pourtant moins intéressé que d’habitude, croyant comme les médias l’écrivaient alors que l’on se dirigeait vers un duel entre Hillary Clinton et Jeb Bush, qui paraissait joué d’avance et peu intéressant.
C’est Michael Mitchell, le producteur du film, qui m’a le premier conseillé de m’intéresser à l’outsider Bernie Sanders. J’avoue qu’au début je ne comprenais pas bien son discours, mais ses appels à une political revolution m’intriguaient et j’ai commencé à le suivre de plus près. Puis Clinton a gagné la première primaire démocrate lors d’un vote très serré, et Bernie a remporté la deuxième, mais a conservé un énorme retard alors même qu’il menait en terme de vote populaire, en raison du vote des «super-délégué·e·s» qui avaient déjà donné leurs voix à Clinton. Cet étrange système permet aux notables du Parti démocrate de donner leur voix au candidat de leur choix sans être tenu par les préférences de leurs électrices·eurs, favorisant ainsi les candidat·e·s bien intégrés dans le parti au détriment d’autres qui en bousculeraient la ligne. La chronologie des primaires a également été conçue dans ce but, en les faisant démarrer dans les États du sud traditionnellement plus conservateurs. Bernie s’est donc d’abord fait laminer, mais a ensuite rattrapé son retard dans ceux du nord, une primaire après l’autre, jusqu’à en gagner sept à la suite. Il commençait à y avoir une grande effervescence aux États-Unis autour de sa candidature, accompagnée d’une forte hausse du nombre de contributions financières de particuliers à sa campagne, qui lui ont permis d’atteindre des sommes record.
C’est à ce moment-là que j’ai été pris par cette campagne et que Michael Mitchell m’a convaincu de faire un film sur Sanders. Tout s’est mis en route très vite, et nous sommes alors partis suivre la campagne de la primaire à New York, qui se tenait 10 jours plus tard.
En quoi la campagne de Bernie Sanders aura-t-elle été particulière?
L’élément le plus frappant a été que quelqu’un qui se déclare ouvertement socialiste arrive à récolter presque la moitié des suffrages au sein du Parti démocrate. En terme d’enthousiasme et de ferveur populaires, sa campagne ressemblait à celle d’Obama en 2008: Bernie réussissait à faire venir des milliers de personnes dans ses grands meetings politiques et à être accompagné d’un enthousiasme de masse. Mais c’est aussi le candidat et son parcours atypique qui sont exceptionnels. Bernie Sanders a commencé sa carrière politique comme un serial loser, récoltant moins de 5% des voix lors de ses trois premières tentatives de se faire élire localement, il a milité dans des partis très marginalisés avant de se repositionner comme indépendant avec un programme très à gauche, et a fini par se faire élire à la mairie de Burlington presque sur un coup de chance. Il a ensuite lentement monté les échelons pendant vingt ans, pour finir sénateur à l’âge de soixante ans. Personne n’avait vu venir le succès de sa candidature, d’autant plus qu’il portait un programme qui serait celui de la social-démocratie en Europe mais qui paraissait extrêmement à gauche pour les États-Unis: redistribution des richesses, assurance maladie pour tou·te·s, accès gratuit aux études supérieures.
Sa manière de s’adresser à la foule était également très différente de celle d’une Clinton ou d’un Trump: il utilisait souvent le «We» («nous») et essayait de mettre en avant un programme et une idéologie plutôt que sa personne, ce qui n’a pas empêché qu’on le mette sur un piédestal. Il mettait toujours en avant l’idée que son programme reflétait la volonté du plus grand nombre, par exemple en avançant que tout le monde est d’accord pour dire qu’il y a trop d’inégalités. Il s’est aussi inspiré des slogans du mouvement Occupy Wall Street et de la rhétorique des 99% contre «the few», disant défendre les intérêts de l’immense majorité des Américain·e·s contre la finance et l’oligarchie. Il a également critiqué les conférences grassement payées que Clinton donnait dans les milieux de la finance. Cela a suffit pour que les médias mainstream le traitent de populiste et lui reprochent d’être le candidat des solutions simples aux problèmes compliqués, par exemple quand il proposait de supprimer tous les frais d’études et de taxer Wall Street pour compenser.
Il convoquait également de grands rallies, rassemblant des milliers de personnes au même endroit pour montrer la force du nombre, à l’opposé de Clinton qui faisait campagne d’association de quartier en association de quartier, de communauté en communauté. Le jour où nous sommes arrivé à New York, nous avons assisté à un rassemblement qui se tenait au Washington Park, et il était très impressionnant de voir 40’000 personnes converger au centre de New York pour un meeting politique. Cela aussi a contribué à le catégoriser comme un populiste de gauche.
Qui sont ces militant·e·s en faveur de Bernie Sanders que tu as rencontré?
Si j’avais dès le début l’envie de faire un film choral, c’est que cela permettait de rendre compte de la multiplicité et de la diversité du mouvement et de ne pas le réduire à un petit nombre de personnages archétypaux, comme cela se fait souvent dans les documentaires classiques.
Nous avons rencontré les différentes personnes apparaissant dans le film sur le terrain, dans la rue, lors de porte-à-porte, de séances de coordination ou de meetings. C’est lors d’une manifestation «Open Primary», en faveur de primaires ouvertes aux électrices·eurs indépendant·e·s, que nous avons rencontré Jonathan et Toby, qui sont devenus les principaux protagonistes et le fil rouge du film, mais nous avons suivi une quantité d’autres personnes et toujours gardé les yeux ouverts pour rendre compte de la diversité des profils de ces militant·e·s.
Les étudiant·e·s étaient l’une des grandes forces du mouvement, et soutenaient Bernie à 85%, en particulier parce qu’il était pour la gratuité des études alors qu’actuellement les gens terminent leur formation avec des dizaines, voire de centaines de milliers de dollars de dettes qu’ils mettent ensuite dix ou quinze ans à rembourser. Il a également été soutenu par une énorme majorité de la communauté amérindienne, à laquelle il s’est adressé à la façon d’un vieux marxiste, insistant sur le fait que le problème était avant tout d’avoir un travail décent avec un salaire décent, et que cela permettrait d’éviter la misère à beaucoup d’amérindien·ne·s. Une grosse minorité des afro-américain·ne·s et une minorité des latinos l’a également soutenu, mais pour lui la solution à tout restait une meilleure redistribution des richesses, et il insistait sur le fait qu’il y avait moins un problème racial qu’un problème d’inégalités sociales, contrairement à Clinton qui jouait beaucoup sur la fibre sentimentale par rapport aux minorités. Mais la grande majorité des militant·e·s était blanche, des «white collars» («cols blancs»), des ouvrières·iers ou des intellectuel·le·s progressistes, ce qui représente quand même un spectre assez large de la population blanche américaine.
Une grande part de la face visible des militant·e·s de Sanders que j’ai rencontrés est constituée par cette catégorie de gens qu’on appelle les «grassroots», c’est-à-dire des militant·e·s de base, généralement à gauche, héritières·ers des mouvements soixante-huitards aux États-Unis, toutes ces personnes qui sont très minoritaires mais qui sont en même temps les plus engagées et les plus promptes à militer concrètement pour soutenir un candidat auquel elles croient. Cette population est totalement invisibilisée dans les médias dominants. Jonathan et Toby, qui ont été de toutes les marches, celle de Martin Luther King et les autres, s’inscrivent dans cette tradition post-soixante-huitarde, avec en plus une forte connotation intellectuelle new-yorkaise et juive.
Quelles suites vois-tu à ce mouvement ? A-t-il débouché sur d’autres formes d’engagement une fois l’échéance électorale passée?
Le film a une fin ouverte. Depuis, Trump a été élu, et pour les personnes qu’on voit dans le film il s’agit maintenant surtout de combattre les ténèbres, d’essayer de garder espoir et de résister, en prenant la rue chaque fois qu’elle peut l’être… Certain·e·s ont été dégoûtés par le Parti démocrate, ou se sont senti bernés par Bernie, au point parfois d’adhérer au Parti républicain. D’autres continuent leur travail d’activisme au quotidien.
La scène du film où Jonathan et Toby regardent Bernie faire son discours d’abdication à la télévision montre à quel point il peut être dur de voir renoncer le candidat qu’on a porté, dans un geste politique dont on pourrait longuement discuter la nécessité. Ce moment où l’on doit se ranger à la majorité est la source d’énormément de souffrance et montre à quel point la démocratie peut être vécue comme une tyrannie de la majorité, d’autant plus quand les cartes sont faussées. Mais même si la campagne s’était faite dans les règles de l’art et que Bernie avait perdu de façon juste et équitable, il reste terrible pour tout un mouvement de devoir disparaître et se ranger derrière l’autre candidate, pour combattre le Parti républicain.
Quels ont été tes choix dans la façon de filmer et de raconter ce mouvement?
Mon parti pris de base était d’être à hauteur de militant·e, d’être physiquement avec elles et eux, de les suivre et d’être pris dans le flot tant de leurs paroles que de leurs mouvements, en immersion, de façon à essayer de ressentir directement ce qui était vécu. Ce n’est donc que plus tard, au moment du montage, que j’ai travaillé la narration et en particulier la manière de raconter une histoire sans éléments extérieurs, contrainte liée au choix d’une caméra en immersion. C’est aussi à ce moment que s’est posé la question politique de savoir ce que nous voulions raconter, et comment. Par exemple, je trouve que l’un des gestes les plus politiques du montage à été de faire commencer le film par une toute petite manifestation en faveur de primaires ouvertes, où seules une petite cinquantaine de personnes participaient. Cette manifestation parmi tant d’autres, si on la regarde avec un peu de distance, évoque un aspect qui aurait pu changer le cours des choses: si les primaires démocrates de New York avaient été ouvertes, leur issue aurait été beaucoup moins évidente, les indépendant·e·s votant massivement pour Sanders. Cela révèle à quel point le Parti démocrate verrouille les élections, et rappelle que tout aurait pu être différent: commencer le film par cette hypothèse signifiait donc pour moi assumer une autre façon de raconter l’histoire.
Propos recueillis par Gabriel Sidler
À voir:
A Campaign of Their Own – Battre la campagne (réal. Lionel Rupp, CH, 2017, 75’)
www.acampaignoftheirown.com