«Une infrastructure fondamentale du capitalisme»

Entretien avec David Gaborieau •

David Gaborieau est sociologue des mondes ouvriers. Il a effectué sa thèse à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en immersion dans une «usine à colis». Nous lui avons posé quelques question sur le domaine de logistique et sur l’importance de cette dernière pour le capitalisme.


Quelle place la logistique a-t-elle prise dans notre société?

La logistique est au cœur de nos modes de production et de consommation. La très grande majorité des produits et des matières que nous produisons et consommons transitent par des entrepôts, des camions, des ports et des aéroports, qui gèrent la distance croissante entre des sites de fabrication multiples et des points de vente dispersés. Depuis les années 1980, c’est devenu une infrastructure fondamentale du capitalisme, un pilier de son fonctionnement et de son extension, au même titre que les infrastructures numériques ou financières par exemple.

Peut-on donc dire qu’Amazon est l’arbre qui cache la forêt?

Effectivement, on parle beaucoup d’Amazon aujourd’hui, sans toujours resituer la place de cette entreprise dans un mouvement d’ensemble qui est celui des activités logistiques à l’échelle mondiale. C’est en partie justifié, car le géant du e-commerce est un point avancé de la logistification, voire une sorte d’avant-garde. L’ampleur du marché Amazon, ses impacts sur les systèmes économiques, sur la dégradation des marchés du travail ou sur l’environnement sont considérables. C’est aussi en partie grâce à la médiatisation du cas Amazon – impulsée par des grèves et des enquêtes journalistiques – que les critiques de la logistique ont gagné en visibilité. Le fait qu’Amazon soit devenu la cible idéale, celle qui parfois masque d’autres responsabilités, est un donc effet collatéral qui va probablement s’atténuer dans les années à venir.

Si l’on veut ouvrir notre regard en restant à l’échelle du e-commerce, on devrait a minima s’intéresser au cas du géant Alibaba, l’équivalent chinois d’Amazon, qui cherche actuellement à consolider sa place sur les marchés européens, notamment en construisant une méga plateforme sur la zone aéroportuaire de Liège en Belgique. Mais plus largement, il faut garder en tête que la vente en ligne, si elle connaît de fortes croissances, reste pour le moment marginale. Aux États-Unis ou en France, elle regroupe par exemple autour de 10% des parts de marché de la vente de détail. Pour bien analyser la logistique, il faut donc aussi observer les actrices·eurs historiques qui occupent encore une place centrale, en particulier la grande distribution avec de grands groupes comme Carrefour, Walmart ou Tesco, qui ont recours à des chaînes d’approvisionnement tentaculaires et qui sont aussi en pointe dans les nouvelles formes d’organisation du travail.

Aujourd’hui, la concurrence s’accentue entre ces différents sous-secteurs du commerce, mais plutôt que des affrontements sans merci ce sont des alliances et des fusions qui se dessinent, entre la grande distribution classique, le e-commerce et les plateformes de livraison. On le voit en France avec Carrefour et Uber Eats, ou le Groupe Casino, Amazon et Deliveroo, qui signent des accords pour mutualiser leurs forces.

Comment une telle transformation des modes de production a-t-elle eu lieu?

On peut distinguer plusieurs niveaux de mutations qui ont donné à la logistique une place stratégique à partir de la seconde moitié du 20e siècle. Dans l’ordre chronologique, l’émergence de la grande distribution a d’abord accru considérablement le besoin en entrepôts, pour stocker et distribuer des produits achetés et vendus massivement dans une optique de baisse des coûts. Ensuite, l’internationalisation des échanges a fait exploser les besoins en infrastructures logistiques à l’échelle mondiale. C’est grâce à ces infrastructures de stockage et de transport que l’on peut contenir les effets de la délocalisation, c’est-à-dire la déconnexion croissante entre les lieux de production et les lieux de vente, et surtout qu’on peut le faire à bas coûts. Enfin, il ne faut pas oublier le rôle d’un phénomène moins connu et pourtant fondamental qui est l’externalisation. Depuis les années 1980, la plupart des grands groupes ont découpé leurs activités en de multiples filiales, internes ou externes, et ont développé le recours à la sous-traitance pour mettre en concurrence chaque échelon de ces nouvelles chaînes de valeur, plus étendues et plus complexes. Cette forme de déstructuration suscite elle aussi des besoins et des coûts importants en matière logistique, puisqu’il faut prendre en charge le fait que la production d’un bien résulte désormais de la réunion de pièces produites et assemblées dans des lieux multiples et parfois très éloignés les uns des autres.

Pour chacun de ces phénomènes, la logistique est à la fois cause et conséquence. Ce sont ces mutations qui ont fait émerger la logistique comme un secteur autonome et stratégique, mais sans la logistique elles n’auraient pas pu prendre cette ampleur. Il faut donc considérer que la logistique à désormais un rôle essentiel dans la transformation des économies contemporaines, autrement dit que la sphère de la circulation a pris une place centrale, là où la sphère de la production était autrefois hégémonique. On parle parfois de «révolution logistique» pour désigner ce phénomène et l’inclure dans les grandes révolutions industrielles qui ont façonné le capitalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui.

À quoi ressemblent les conditions de travail des personnes travaillant dans le domaine de la logistique?

C’est un secteur qui est très vaste et il est donc difficile d’y évoquer les conditions de travail en quelques mots. Selon le type de produits (de l’alimentaire, des vêtements, des pièces industrielles…), le type de marché (vente au détail, en gros, en ligne…), l’échelon concerné (l’entrepôt, le port, l’aéroport, la route…) et bien sûr selon les contextes nationaux, les formes du travail et de l’emploi peuvent varier fortement. Dans les pays occidentaux, on observe tout de même des points de convergence assez forts. Depuis les années 1980, les emplois ouvriers de la logistique sont fortement concentrés dans les entrepôts, qui nécessitent le plus de main-d’œuvre. La figure historique du docker est devenue très marginale comparée aux préparatrices·eurs de commandes, manutentionnaires, pickers ou caristes qui se comptent par centaines de milliers.

Dans ces «plateformes logistiques», l’univers de travail a été considérablement transformé depuis les années 1990 par l’introduction des progiciels de gestion qui permettent de piloter les flux à distance, par algorithmes ou interventions du management. Aux logiciels se sont ajoutés, à partir des années 2000, des outils qui connectent directement le travail d’exécution à la gestion informatique des flux. Ce sont des écrans tactiles, des scanners, des puces RFID ou de la commande vocale, qui orientent et contrôlent les ouvrières·iers chargé·e·s de manipuler les colis. En plus de renforcer le contrôle et d’accroître l’individualisation des tâches, ces outils numériques ont considérablement intensifié le travail et augmenté l’hyper répétitivité des gestes. C’est dans ce contexte que j’utilise le terme « d’usines à colis » pour désigner la forme prise par le travail en entrepôt aujourd’hui, qui rappelle sur de nombreux aspects le taylorisme du travail à la chaîne dans l’industrie manufacturière.

Du point de vue sanitaire, ce secteur est historiquement situé parmi les plus pénibles, avec beaucoup d’activités manuelles et des ports charges importants. Mais ces dernières années, la pénibilité a évolué vers une accentuation de l’hypersollicitation, des gestes répétitifs et des troubles musculosquelettiques qui vont avec. En France, il se situe en tête des classements pour les accidents du travail et les maladies professionnelles, juste derrière des secteurs à risque comme le bâtiment. Plus que des maladies à proprement parler, on observe en fait une usure accélérée des corps chez les salarié·e·s de la logistique. Cette usure est cependant difficile à quantifier du fait d’un recours massif à l’emploi précaire et donc d’un turn-over très important dans les entrepôts.

Quelles sont les implications syndicales de telles transformations?

Du point de vue des mobilisations ouvrières, on pourrait dire que la logistique est un élément de «contre-révolution» plus que de «révolution». Les mutations induites par ce secteur ont contribué à la déstructuration des collectifs de travail, morcelés par l’éclatement juridique et spatial, mais aussi mis sous pression par les formes accrues de concurrence à l’échelle internationale.

C’est aussi un secteur dont l’émergence est assez récente et au sein duquel le syndicalisme n’est pas encore très implanté. En France, les taux de syndicalisation y sont très bas – autour de 4% – et la convention collective qui encadre spécifiquement les activités logistiques existe seulement depuis 2004. En plus de cela, il y a un flou qui persiste sur les délimitations du secteur, ce qui génère des comportements opportunistes des grands groupes qui sont parfois rattachés aux conventions du transport ou du commerce, en fonction des avantages qu’ils peuvent en tirer ou bien de leurs trajectoires historiques. Il manque encore une forme de représentation commune qui pourrait faciliter l’identification des salarié·e·s à un secteur constitué au sein duquel défendre des intérêts spécifiques.

Mais il est aussi très intéressant de constater que ce secteur, qui historiquement a surtout produit du morcellement, génère aujourd’hui de nouvelles formes de concentration ouvrière. Par exemple en produisant des entrepôts de plus en plus grands, regroupant jusqu’à plusieurs milliers de salarié·e·s sur un même site, comme dans le cas des grandes plateformes du e-commerce. Dans un groupe comme Amazon, ces sites de grande ampleur ont connu des vagues de syndicalisation importantes ces dernières années, principalement sur le continent européen. Mais ce phénomène de reconcentration concerne aussi les zones logistiques, ces espaces dédiés qui peuvent regrouper des dizaines d’entrepôts et plusieurs milliers de travailleuses·eurs sur une aire géographique restreinte. Étant donné la place de la circulation dans le capitalisme contemporain, ces zones logistiques peuvent être considérées comme des goulots d’étranglement – des «chokes points» pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif – où l’activité syndicale soulève des enjeux cruciaux.

Dans le nord de l’Italie, ces espaces ont connu des cycles de mobilisation importants ces dix dernières années. Ce qui est notamment intéressant dans ce cas, c’est de voir que les luttes ouvrières ont réussi à outrepasser les entraves de la précarité et des fractures ethniques produites par les modes de recrutement du secteur.

En France, le droit du travail est l’un des plus développés au monde. Comment les entreprises de distribution s’y confrontent? Parviennent-ils à trouver des subterfuges ou profitent-ils des réformes de ces cinq dernières années?

Le droit du travail français, s’il est protecteur sur certains aspects, n’empêche pas le recours massif à une main-d’œuvre précaire. La logistique est un des secteurs qui a le plus recours à l’intérim en France. Les entreprises doivent justifier d’un besoin exceptionnel pour recruter des intérimaires, mais en réalité il est assez simple de multiplier les justifications pour en faire un usage perpétuel. Aux besoins exceptionnels de la rentrée des classes se succèdent ceux des soldes, des fêtes de Noël, des périodes de vacances et ainsi de suite. La loi limite aussi à 18 mois les contrats d’intérim, mais les intérimaires passent d’un entrepôt à l’autre, devenant des temporaires d’une entreprise, mais des permanents du secteur. Il s’agit donc bien d’un recours structurel au travail intérimaire et non conjoncturel comme l’exige pourtant le cadre légal.

Les réformes qui ont été mises en œuvre ces dernières années en France contribuent à la dégradation des formes d’emploi et de travail dans ces secteurs. Les Lois Travail 1 et 2, impulsées sous les présidences Hollande puis Macron, facilitent les licenciements et les recours au travail temporaire. En supprimant la primauté des accords de branche sur les accords d’entreprise, ces dispositifs déséquilibrent également le rapport de force dans des secteurs comme la logistique, où le syndicalisme est peu implanté. Enfin, du point de vue de la santé, la suppression d’une instance comme les CHSCT [comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail] risque de s’avérer problématique, puisque les nouvelles instances, les CSE [comité social et économique], n’offrent pas les mêmes possibilités. D’autant plus que des critères de pénibilité comme la manutention manuelle de charges ou les postures pénibles ont été retirés des dispositifs publics offrant des mesures de compensation aux salarié·e·s touché·e·s.

Au 20e siècle, la nationalisation des mines ou du rail était une grande revendication des syndicats y étant actifs. Celle des réseaux de distribution pourrait faire partie des nouvelles revendications du 21e siècle?

Dans le contexte politique et économique actuel, une proposition comme celle-ci paraît très lointaine. Et les chaînes d’approvisionnement d’aujourd’hui ont une tout autre complexité que le rail au 20e siècle. Elles sont tentaculaires, éclatées en unités multiples et en formats très variés, reliées par des structures capitalistiques sophistiquées à l’extrême.

Pour autant, il ne faut pas oublier qu’une partie des grands acteurs de la logistique sont directement issus d’anciens monopoles d’État. Geodis en France ou DB Schenker en Allemagne, qui figurent parmi les leaders européens du secteur, sont des filiales privatisées des entreprises publiques de transport que sont la SNCF ou la Deutsche Bahn. De même, TNT Express est issue de TNT Post, l’ancien service postal néerlandais. La puissance publique a donc fortement contribué à ce qu’est l’approvisionnement aujourd’hui, en démantelant ses propres structures, ce qui d’ailleurs revient en partie à remplacer des trains publics par des camions privés.

Renforcer l’encadrement des activités logistiques serait déjà un grand pas en avant. Sur les conditions de travail bien sûr, mais aussi d’un point de vue écologique, en limitant l’expansion démesurée de ces infrastructures. La crise sanitaire en cours a également montré à quel point nous en sommes dépendant·e·s, ce qui souligne deux pistes possibles : d’une part, retrouver une forme de contrôle sur la sphère de la circulation, afin que celle-ci soit en mesure de répondre à des situations de crise, ce qui n’est absolument pas le cas dans un régime de sous-traitance généralisée ; d’autre part, entamer une réflexion plus profonde sur les façons de réduire nos besoins en logistique, ce qui implique de penser la relocalisation des modes de production.

Sommes-nous face à un nouveau monde ouvrier, qui n’aurait pas disparu?

La disparition du monde ouvrier est une chimère qui traverse toute l’histoire des sociétés industrielles. En réalité les mondes ouvriers ne disparaissent pas, mais se déplacent, souvent dans des angles morts que l’on peine à percevoir au premier abord. Aujourd’hui cette chimère se renouvelle autour des discours d’automatisation, d’intelligence artificielle et de robots, qui touchent particulièrement les univers logistiques. Il faut toujours observer attentivement les transformations induites par les évolutions technologiques, mais pour le moment les entrepôts automatisés sont beaucoup plus présents dans les médias et sur les moteurs de recherche que dans la vie réelle. En revanche, de nouveaux types d’activité alimentent désormais les industries du flux, générant de nouveaux métiers ouvriers, eux aussi très répétitifs et pénibles, comme dans le secteur du tri des déchets par exemple.

Propos recueillis par Joakim Martins

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 179 (printemps 2021).

Crédit image : Warehouse par « Beximco Pharma » sous licence CC BY-ND 2.0.

Soutenez le journal, abonnez-vous à Pages de gauche !

webmaster@pagesdegauche.ch