Une discussion à trois voix

Propos recueillis par Antoine Chollet

Avec la sortie du numéro 192 de Pages de gauche dont le dossier est consacré aux politiques des transports, Pdg publie en libre-accès l’introduction de ce dernier afin d’en donner un aperçu. Pour recevoir le numéro en entier et soutenir une presse de gauche indépendante, abonnez-vous!


Les points de vue au sujet de la politique des transports présentent une grande variété, lorsqu’ils ne sont pas simplement opposés. C’est aussi le cas à gauche, comme on a pu le voir sur certaines questions ici même. Pour conclure ce dossier, nous avons donc organisé une discussion avec l’ATE et le SEV afin d’échanger sur ces thèmes et, plus généralement, imaginer les politiques à mener ces prochaines décennies dans un domaine des transports qui demanderait des décisions beaucoup plus ambitieuses.

Comment vous positionnez-vous sur la gratuité des transports publics ?

Romain Pilloud (ATE) : Le principal problème posé par la gratuité des transports publics est le report exclusif des charges sur les pouvoirs publics, avec les risques que cela peut comporter. On pense par exemple à la réduction de l’entretien des infrastructures et du matériel roulant, ou à la dégradation des conditions de travail des personnels concernés.

Yves Sancey (SEV) : Il faut surtout se demander comment on remplacerait le financement provenant actuellement de la vente des titres de transport ou des abonnements. Ce n’est pas la gratuité qui pose problème en elle-même, même si, comme pour la presse gratuite, on voit que cela dégrade les métiers et que, en fait, rien n’est vraiment gratuit. La question c’est surtout que l’on oublie de prévoir comment cette « gratuité » et le manque à gagner des achats de billets et abonnement vont être compensés pour maintenir des bonnes conditions de travail.

Romain : La gratuité peut être intéressante dans certains contextes précis mais elle ne doit pas être érigée en principe général. On peut par exemple très bien l’envisager dans le cadre d’une ville ou d’une agglomération. Il faut toutefois noter que, même en ville, la conséquence de la gratuité des transports urbains décidée par la ville de Tallin, en Estonie, pour ne prendre qu’un exemple, a surtout été un report modal des piéton·ne·s et des cyclistes vers les bus, sans que les automobilistes n’abandonnent leur voiture en revanche. La gratuité pose à l’inverse des problèmes importants si l’on considère un espace plus étendu, où elle a quantité d’autres effets indésirables. On ne peut pas agir comme si la mobilité interurbaine n’avait pas elle aussi un coût environnemental, or la gratuité revient à encourager les gens à se déplacer davantage. Enfin, les études effectuées sur la question montrent généralement que le prix des billets n’est pas déterminant pour que les automobilistes abandonnent leur voiture pour se déplacer.

Bertil Munk (PdG) : On peut aussi soulever un autre problème, qui relève des contrôles liés à la surveillance des titres de transport. À Bruxelles par exemple, ces contrôles sont l’occasion de vérifications d’identité qui peuvent se transformer en véritables rafles contre les personnes sans-papiers.

Dans ces conditions, comment inciter à prendre davantage les transports publics ?

Yves : Une solution serait d’offrir des abonnements aux jeunes, pour les habituer à se servir des transports publics.

Romain : Je suis d’accord avec ça, mais plutôt que de viser la gratuité, on pourrait aussi décider de baisser les tarifs pour certaines catégories d’âge. Un point qui est essentiel également et que l’on a tendance à occulter, ce sont les pratiques des entreprises pour les déplacements de leurs salarié·e·s. Il faut d’une part que les entreprises se rendent compte que les places de parc leur coûtent très cher (on estime leur coût unitaire entre 40’000 et 80’000 frs, selon la méthodologie utilisée), et d’autre part que des mesures contraignantes soient mises en place (réduire les places de stationnement, mettre en place des équipements permettant de se rendre au travail à vélo, etc.). Et là où la desserte en transports publics est inexistante ou insuffisante, des solutions collectives devraient être encouragées.

Une question qui préoccupe le SEV et qui n’est pas très médiatisée, c’est la sécurité des contrôleuses·eurs dans les transports publics.

Yves : C’est un problème que nous ne pouvons pas ignorer, car les contrôleuses·eurs sont nécessaires pour faire fonctionner le service public. Il y a actuellement quatre à cinq agressions, physique ou verbale, par jour contre des contrôleuses·eurs CFF. Pour l’ensemble des transports publics, c’est plus d’une agression par jour avec dénonciation pénale qui est enregistrée. Et ces statistiques ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Nous plaidons pour un double accompagnement effectif pour les contrôles, en particulier le soir. Or les réserves de remplacement qui permettent de suppléer un·e collègue absent·e ne sont pas suffisantes, ce qui a pour conséquence que les contrôleuses·eurs se retrouvent souvent seul·e·s pour effectuer leur travail.

La prise d’otage dans le train Yverdon-les-Bains–Sainte-Croix en février de cette année a évidemment marqué les esprits de tou·te·s les collègues, même si ce genre d’événements reste heureusement tout à fait exceptionnel.

Les négociations avec l’UE concernent très directement le secteur des transports. Quels en sont les principaux enjeux ?

Bertil : La politique de l’UE repose sur l’idée que la libéralisation du marché conduira à une meilleure efficacité des services proposés. C’est une idée complètement absurde dans le domaine des transports. On sait bien que ce n’est pas le cas, comme d’innombrables exemples l’ont montré. La Commission européenne insiste en particulier sur la nécessité que la Suisse reprenne la politique de l’UE sur les aides d’État pour pouvoir signer de nouveaux accords.

Yves : L’ouverture à la concurrence pourrait déglinguer tout le système des transports publics en Suisse. Le SEV ne soutiendra jamais un accord incluant cette ouverture, même si cela avait pour conséquence de se retrouver seul·e·s avec l’UDC dans ce combat. Tous les syndicats européens nous demandent de tenir bon sur ce point.

Romain : Je précise que la libéralisation du rail est une ligne rouge pour les PS romands, qui se joindraient donc à un référendum le cas échéant.

Sami Krijmanot (PdG) : En cas d’accord sur la libéralisation du rail avec l’UE, les CFF envisagent très sérieusement d’exploiter la ligne Genève-Lyon en concurrence avec la SNCF. L’ouverture à la concurrence signifie en réalité la plupart du temps une mise en concurrence entre régies publiques, comme on le voit actuellement sur les lignes à grande vitesse les plus rentables en France (avec l’arrivée de Trenitalia).

Face aux grandes lignes, plus rentables, on trouve le trafic régional. Quelle est la situation à son propos ?

Romain : C’est l’enfer dans ce domaine. L’entretien des voies et du matériel roulant est ralenti. On assiste à une dégradation préoccupante de l’infrastructure depuis des années.

Yves : Parmi les mesures d’austérité annoncées par le Département des finances se trouvent celles à l’encontre du trafic régional de voyageurs. Nous sommes très inquiets car cela pourrait se traduire par une dégradation de l’offre dans des régions périphériques déjà moins bien desservies, ce qui dessert aussi le trafic grande ligne. Cela peut aussi avoir un impact sur les conditions de travail. Actions, pétition et interventions politiques sont en préparation. 

Pour terminer, quels sont les enjeux liés à l’articulation entre la route et le rail en Suisse ?

Romain : Il semble que nous soyons lancés dans une guerre des modes de transport. Le cas de la liaison entre Lausanne et Genève le montre bien. L’extension autoroutière demandée entre ces deux villes, prétendument pour désengorger l’axe actuel, viendrait mordre sur le tracé de la nouvelle ligne de chemin de fer, dont on connaît l’importance. La droite prétend que l’élargissement de l’autoroute serait dans l’intérêt des travailleuses·eurs, en particulier des pendulaires qui gagneraient du temps chaque jour. Or ce calcul oublie complètement le trafic que l’on nomme induit par une telle augmentation de la capacité de l’autoroute et qui provoquerait des embouteillages massifs à l’entrée et à l’intérieur des villes. Si nous lançons un référendum sur la question, une victoire est tout à fait possible à Genève et dans le canton de Vaud.

Si le taux de motorisation a commencé à baisser à Lausanne, il augmente encore dans les espaces périurbains du Canton (la campagne). Il n’en reste pas moins que la Suisse romande reste globalement pro-bagnole. Cela explique le réveil tardif des Romand·e·s au sujet des aides au rail, et le fait que l’agglomération zurichoise est comparativement beaucoup mieux desservie.

En ville, les communes devraient réduire l’emprise de la voiture par des mesures contraignantes, par exemple en taxant davantage le stationnement. Comme je l’ai dit plus haut, il faut également que les entreprises prennent des mesures, et il faudra sans doute les inciter à le faire d’une manière ou d’une autre.

Enfin, il faut rappeler que, quelles que soient les mesures prises, la voiture est déjà aujourd’hui beaucoup plus chère que le train et elle le restera.

L’une des solutions à explorer ne serait-elle pas l’instauration de péages urbains ?

Romain : Les péages urbains sont des outils totalement anti-sociaux puisqu’ils touchent tout le monde de la même manière, sans égard pour les capacités économiques des un·e·s et des autres. Il faudrait donc plutôt agir par des interdictions et des autorisations qu’au travers d’une incitation de nature économique. S’ajoute à cela le problème des parkings souterrains privés qui compliquent la mise en œuvre d’une politique cohérente des transports en ville en empêchant de limiter le nombre total de places.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 192 (été 2024).

Crédit image: image prise par Yves Sancey

Soutenez le journal, abonnez-vous à Pages de gauche !

webmaster@pagesdegauche.ch