Bertil Munk •
En 2022, lors de son discours sur l’État de l’Union, la présidente de la Commission européenne évoquait une réforme en profondeur du marché européen de l’électricité. Face à la nouvelle crise énergétique induite par l’invasion à large échelle de l’Ukraine, le système hérité de la libéralisation de l’énergie vingt ans plus tôt montrait une fois de plus ses limites.
Cet effet d’annonce ne s’est finalement pas traduit par une refonte du système existant. La révision adoptée sera largement en deçà des attentes. Dès l’été 2023, le gaz russe était en grande partie remplacé par de larges importations de gaz naturel liquéfié américain, égyptien ou qatari, rétablissant l’envolée des prix et par la même occasion l’urgence de revenir sur la libéralisation du secteur de l’énergie.
Cette libéralisation a vu le jour à la toute fin du XXe siècle. À l’instar d’autres services publics, comme les télécoms ou le système postal, la Commission européenne estimait que l’absence de concurrence dans l’énergie entraînait des prix trop hauts. La Directive de 1996 relative à l’électricité et de 1998 relative au gaz sont alors introduites et promettent aux consommatrices‧teurs une baisse du prix à terme grâce aux mécanismes de marché.
La concurrence par la concentration du capital
Sur la décennie suivante, le marché de l’électricité s’est renforcé avec la Directive 2003/54/EC, puis avec le troisième paquet énergétique de 2009 qui entérinera définitivement le principe de découplage fonctionnel, comptable et juridique. Ce découplage a chamboulé l’architecture énergétique des pays européens dont le système était intégré verticalement : les mêmes organes géraient l’énergie de sa production à son acheminement final en passant par la distribution. Sans obliger les États membres à privatiser leurs entreprises énergétiques, la Commission européenne leur a imposé à travers le nouveau marché européen de l’électricité d’ouvrir le réseau électrique à tout nouveau producteur et/ou distributeur.
Dans les faits, le marché de l’électricité a remplacé des monopoles publics par une situation d’oligopole privé. Mettre des entreprises publiques en concurrence avec des entreprises privées ne fait aucun sens, et c’est d’ailleurs pour ça que la plupart des États ont opté pour des privatisations totales ou partielles. Dans les années qui ont suivi les premières phases de la libéralisation, les fusions et acquisitions se sont enchainées. Un nombre limité d’entreprises ont siphonné les parts de marché au point où on parle aujourd’hui des « Big five », à savoir Engie (France) qui résulte de la fusion de Suez et de Gaz de France, E.ON (Allemagne) issu de Verba et Viag, EDF (France), RWE (Allemagne) qui n‘avait pas été loin de gober Iberdrola en 2011, Enel (Italie) qui a racheté Endessa et Vatenfall (Suède) qui a pris sous son aile un grand nombre de petits détaillants.
Des subventions en masse pour le privé
Pour la Commission européenne, cette large concentration ne constituait pas la première menace de distorsion de concurrence. Le risque résidait dans les soutiens publics à la production énergétique.
Cette répulsion des aides d’État est à l’origine d’une première contradiction de fond. Parallèlement à la libéralisation, les objectifs 20-20-20 avaient été fixés pour réduire les émissions de Co2 et augmenter la part des renouvelables dans le mix énergétique d’ici 2020. Mais lorsque certains pays de l’UE prévoyaient de larges subventions pour encourager le solaire ou l’éolien comme en Allemagne durant son Energiewende, la Commission européenne ne tardait jamais trop avant de bondir et rappeler dans le meilleur des cas le caractère purement temporaire de ces aides.
La deuxième contradiction, elle, vient d’une cause à effet mécanique. Les énergies renouvelables sont vendues en priorité sur le marché. Les centrales d’énergie nucléaire ou fossile sont, elles, mises à l’arrêt lorsque les demandes sont basses en raison du coût marginal de production supérieur. Au fil de la progression des énergies renouvelables, les énergies fossiles et nucléaires se vendaient de moins en moins sur le marché, et leurs entreprises faisaient grises mines, au point d’être menacées de faillite. Dans ces conditions, la sécurité de l’approvisionnement était mise en danger. Pour assurer un potentiel de production suffisant, la plupart des pays européens ont rapidement mis sur pied un nouveau type de subventions : la rétribution de la capacité. Pour maintenir à flot ces centrales électriques utiles en cas de pépin, ce sont des dizaines de milliards d’euros vers les industries fossiles et nucléaires qui ont dû être investies.
Dans cet univers de subventions généralisées, les investissements privés n’étaient toujours pas suffisants : la baisse a été constante entre 2011 et 2019. Face à cette observation, un nouveau mécanisme est mis en place dès 2011, c’est le plus absurde…et le plus cynique. Le manque d’investissement privé étant dû à une trop grande incertitude du marché et de ses prix, il suffisait de faire disparaître cette incertitude. Les gouvernements ont alors mis progressivement en place des « contrats de différence ». Ceux-ci fixaient (pour une durée limitée ou non) un prix auquel les entreprises contractantes pourront se baser pour vendre leur électricité. Si le prix du marché est trop bas, alors ce sont les États qui payeront la différence. Si le prix du marché est trop haut, l’entreprise remboursera la différence. Pour s’assurer que suffisamment de projets voient le jour, les collectivités publiques prendront la mauvaise habitude de fixer le prix garanti tendanciellement trop haut. Cette fois, la logique de marché est entièrement mise de côté, mais les privatisations demeurent. Ces contrats couvriront jusqu’à 50% de l’ensemble de l’énergie produite.
La tarification marginale de l’électricité
Du côté de la tarification, la situation n’est pas plus reluisante. La création du marché de l’électricité a entraîné un nouveau système de tarification de l’électricité. Ce nouveau système se base sur le coût marginal. Le prix de l’électricité consommée sera calculé sur les coûts du type d’énergie sur le réseau le plus cher du moment. En période de basse demande, ce sont les énergies dont le coût variable est faible qui sont mises sur le marché. Mais lorsque la demande est forte, le renouvelable ne suffit plus et le gaz ou le nucléaire colmatent la différence. Ici, chaque unité de production coûte sensiblement plus cher, et le prix de la dernière unité utilisée sur le réseau déterminera alors le prix de l’ensemble de l’électricité à disposition sur le réseau.
Ce système explique comment en 2022 et en 2023, le prix de l’électricité a atteint des sommets jusqu’à pouvoir être quintuplé. Des profits extraordinaires de la part des entreprises énergétiques ont été atteints. L’UE a sorti en urgence le programme REPowerEU qui aura au moins essayé de limiter ces dérives, en autorisant la création d’un prix plafond de 180 euros par Mégawattheure ou d’un timide impôt sur les profits exceptionnels.
Une génération plus tard, un bilan peu glorieux
L’argument massue de la libéralisation était la promesse de la baisse des prix. Rien qu’entre 2008 et 2018, le prix de l’électricité ménager a augmenté de 28.2%. Récemment, le Parlement européen a estimé que la précarité énergétique touchait 41 millions d’Européen‧ne‧s. Cet objectif non atteint est d’autant plus amer que cette libéralisation a eu un effet massif sur l’emploi. De 1995 à 2004, entre un tiers et un quart des emplois ont été perdus dans ce secteur. Ces économies effectuées sont allées tout droit vers les profits des nouvelles grandes entreprises énergétiques.
Le marché de l’électricité voulait donner la part belle à la production locale d’électricité, et comptait sur la multiplication des prosumers (productries‧teurs et consommatrices‧teurs en même temps). Mais même après une augmentation constante, leur part dans la production électrique atteint à peine les 4%. Cet échec rappelle que la politique énergétique est une affaire de gros projets industriels. Négliger la planification et l’investissement public peut être fatal. Pour que l’UE atteigne ses objectifs de 45% de renouvelable d’ici 2030, elle devra comptabiliser au cours de notre décennie 200 milliards d’euros d’investissement de plus que sur la période 2011-2020.
Malgré les milliards d’argent public déversé au privé ces dernières années à travers les différentes stratégies de de-risking, les chiffres ne sont pas là. L’index S&P Global Clean Energy est par exemple en baisse constante depuis 2021. La Commission européenne semble pourtant maintenir ce même cap, et a lancé en 2024 une « Coalition européenne pour le financement de l’efficacité énergétique »…
À lire :
Sweeney Sean, Mapping a Public Pathway for Europe’s Energy Transition, Rosa Luxemburg Stifung, 2024.
Weghmann Vera, L’échec de la libéralisation de l’énergie, PSIRU, Université de Greenwich, 2019.
Crédit image: Bibliothèque de l’EPFZ : construction et mise en opération du laboratoire de physique nucléaire