Turquie : le double jeu d’Erdoğan qui ne dupe personne

Rüstü Demirkaya •

La Turquie a connu, au cours de l’année écoulée, une série de développements politiques à couper le souffle. Le parti nationaliste d’extrême droite (MHP), qui considérait depuis des années le mouvement politique kurde comme un « ennemi », a établi un rapprochement inattendu en proposant, dans l’hypothèse où le PKK déposerait les armes, de permettre à Abdullah Öcalan de s’exprimer au sein de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Ce geste, inhabituel dans la rhétorique politique turque, a fait naître l’impression que le gouvernement lançait un « nouveau processus de paix ». Toutefois, la poursuite simultanée d’opérations militaires dans le nord de la Syrie (Rojava) et dans le nord de l’Irak, où des civil·e·s et des journalistes ont perdu la vie, ainsi que le maintien d’interventions armées musclées en dépit des discours sur une « solution » ont donné lieu à une situation contradictoire et incohérente.

Ces contradictions se sont fait ressentir de manière similaire à l’intérieur même du pays. Les maires membres du parti DEM (ancien HDP), lié au mouvement politique kurde, ont été destitué·e·s et remplacé·e·s par des « administrateurs » directement nommés par le gouvernement (appelés « kayyım »). La même méthode a été appliquée de façon systématique dans les municipalités remportées par un candidat commun de l’opposition. Le dernier exemple en date est l’arrestation, lors d’une descente de police le 19 mars 2025, du maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu, suivie de son placement en détention peu après.

Cette opération est intervenue juste avant que İmamoğlu ne soit officiellement désigné, quatre jours plus tard, comme candidat à la présidence de la République du CHP (le principal parti d’opposition qui est orientation républicaine, social-démocrate, nationaliste et laïque, et qui a été créé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk). Derrière cette arrestation se cache une vaste enquête menée par le parquet d’Istanbul : elle porte sur des accusations de corruption et de concussion (pots-de-vin) visant İmamoğlu et son équipe municipale, ainsi que sur l’implication supposée d’İmamoğlu vis-à-vis du PKK. Selon les allégations, İmamoğlu aurait, avant les élections municipales de 2024, conclu à Istanbul une alliance avec le parti DEM  sous l’influence du PKK. Aux yeux de l’État, cela s’apparenterait à un soutien à une organisation terroriste.

Or, cette collaboration n’était, du point de vue de l’opposition, rien d’autre qu’une stratégie légitime pratiquée de longue date : le parti DEM, plutôt que de présenter ses propres candidat·e·s dans les grandes villes, soutenait indirectement les candidat·e·s du CHP, tandis que le CHP rendait la pareille en soutenant les candidat·e·s du HDP dans d’autres localités. Le fait que le parquet qualifie aujourd’hui cette forme habituelle de solidarité politique de « directive émanant du PKK » est considérée par l’opposition comme purement politique. Ainsi, la simultanéité des mandats d’arrêt à l’encontre d’İmamoğlu et de plus d’une centaine de personnes, l’intervention de la police au domicile de membres du CHP et la présentation de ces faits comme un « coup d’État politique » par l’opposition témoignent de la portée des événements. Les accusations pesant sur İmamoğlu n’ont pas encore abouti à un acte d’accusation formel et s’appuieraient en grande partie sur des témoignages confidentiels. Cette situation renforce les critiques selon lesquelles la justice serait instrumentalisée par le pouvoir pour écarter ses adversaires.

La veille de l’arrestation d’İmamoğlu, l’Université d’Istanbul a annulé à la hâte, pour « irrégularité », le diplôme obtenu par l’intéressé en 1990. Cette mesure inédite semble viser à empêcher juridiquement la candidature future d’İmamoğlu à la présidence de la République, car il est nécessaire en Turquie d’être titulaire au moins d’une licence pour se présenter à cette fonction (à ce sujet, il convient de préciser que l’authenticité du diplôme d’Erdoğan suscite depuis des années la controverse. Quant à İmamoğlu, aucun·e camarade d’université a été trouvé pour certifier le nouveau récit gouvernemental. Mais il n’y a pas eu de véritable enquête juridique à ce sujet). L’invalidation du diplôme d’İmamoğlu a ouvert la voie à son placement en détention le lendemain. L’ensemble de ces développements représente le point culminant d’une pression systématique exercée contre İmamoğlu depuis 2019. Déjà auparavant, en 2022, il avait été menacé d’une condamnation et d’une inéligibilité pour avoir prétendument injurié les membres du Haut Conseil électoral. Toutefois, cette fois-ci, le pouvoir semble avoir eu recours à des moyens radicaux pour mettre hors-jeu son adversaire le plus sérieux. Nombre d’analystes affirment d’ailleurs que le fait qu’Erdoğan opte pour des moyens aussi extrêmes révèle la situation délicate dans laquelle il se trouve.

Quel est donc, en définitive, l’objectif d’Erdoğan ?

Plusieurs réponses s’imposent. D’abord, le président turc Recep Tayyip Erdoğan vise, par son offensive contre İmamoğlu, à consolider sa position sur la scène politique intérieure. Premièrement, en éliminant du jeu l’opposant le plus populaire et porteur d’un avenir prometteur, il neutralise sa principale menace à l’approche des élections de 2028. Deuxièmement, en accusant İmamoğlu d’entretenir des liens avec le PKK, il cherche à diaboliser l’opposition et à conforter sa base nationaliste. Les médias et responsables pro-gouvernementaux ont commencé à présenter İmamoğlu comme un maillon d’un « réseau corrompu lié au terrorisme ». Par exemple, l’Agence Anadolu, organe de presse officiel de l’État, a fait état de mandats d’arrêt à l’encontre d’İmamoğlu et d’une centaine de fonctionnaires municipaux·ales pour fraude dans l’attribution de marchés publics, corruption, formation d’une organisation criminelle, etc. Le ministre de l’Intérieur, Ali Yerlikaya, a quant à lui annoncé que 1133 personnes avaient été interpellées entre le 19 et le 23 mars, dont, selon lui, douze seraient en lien avec « douze organisations terroristes différentes ». Une telle rhétorique s’inscrit dans une stratégie de l’exécutif visant à assimiler les manifestations et toute opposition à sa politique à du « terrorisme ».

Ensuite, bien qu’Erdoğan ait récupéré, lors des municipales de 2024, une partie des grandes villes (même s’il n’a remporté ni Ankara ni Izmir), Istanbul est restée aux mains du CHP. Or, le président turc souhaite reprendre le contrôle d’Istanbul, connaissant très bien l’adage « celui qui perd Istanbul perd la Turquie ». Ainsi, dès l’arrestation d’İmamoğlu, le ministère de l’Intérieur a ordonné sa révocation de la mairie, remplacé aussitôt par un administrateur désigné par le conseil municipal. Istanbul passe donc de fait sous le contrôle de l’AKP. Cette décision, qui a suivi les déchéances infligées depuis 2016 aux maires HDP (nouvellement DEM) dans les régions kurdes, s’applique désormais à une municipalité du CHP.

Par ailleurs, on peut penser qu’Erdoğan cherche également à diviser l’opposition en formant de nouvelles alliances à son avantage. Au début de l’année 2025, le gouvernement a annoncé le lancement d’un nouveau « processus de paix » concernant la question kurde (cette fois appelé « Processus de décontamination du terrorisme »). Des délégations du parti DEM se sont rendues sur l’île d’İmralı pour rencontrer Abdullah Öcalan ; les détails de ces rencontres n’ont pas été divulgués, mais on suppose que le pouvoir aimerait rallier le mouvement kurde à sa cause. L’accusation portée contre İmamoğlu, selon laquelle il aurait scellé une alliance avec le PKK, pourrait s’inscrire dans ce calcul : Erdoğan semble vouloir stigmatiser l’opposition, la présentant comme complice du « terrorisme », afin de consolider sa base nationaliste, tout en faisant comprendre à l’électorat kurde qu’il aurait intérêt à « négocier » directement avec lui. Toutefois, cette politique de l’équilibriste est risquée : le recours à un autoritarisme aussi marqué pourrait également servir à camoufler les difficultés d’Erdoğan en matière de politique extérieure et d’économie. De fait, alors que les manifestations se multipliaient, on rapporte que la Banque centrale aurait dû injecter près de 25 milliards de dollars en seulement trois jours pour soutenir la livre turque, et ses taux directeurs frôlent les 50%, un chiffre rarement égalé dans l’histoire des banques centrales. Erdoğan s’efforce de rallier ses partisan·e·s en invoquant la menace des « forces étrangères » et du « terrorisme », tout en réprimant l’opposition grâce aux moyens de l’État.

Déclarations officielles et réactions de l’opposition

Le gouvernement et le camp Erdoğan, dans leurs prises de parole, présentent ces événements comme une affaire de droit et de sécurité nationale. Le ministre de la Justice rejette les soupçons d’intervention de l’exécutif dans la procédure, affirmant que la justice agit de manière indépendante. Erdoğan, quant à lui, s’en est pris avec virulence aux manifestations. Qualifiant les rassemblements de « terrorisme de rue », il a déclaré qu’« ils ont monté nos jeunes les un·e·s contre les autres. Ils ont appelé à descendre dans la rue pour renforcer les tensions », accusant ainsi l’opposition. Faisant référence aux manifestant·e·s, il a lancé : « Nous ne livrerons pas ce pays paradisiaque au terrorisme de rue… Méfions-nous de ces dépravé·e·s à la bouche et à la morale corrompues ». Ce type de propos rappelle le ton employé par Erdoğan lors des manifestations du parc Gezi, lorsqu’il s’évertuait à discréditer la contestation sociale en la comparant à du vandalisme et à une trahison. Erdoğan a par ailleurs qualifié ces manifestations, à l’issue d’un conseil des ministres, de « mouvements violents », les jugeant illégales. Le gouvernorat d’Istanbul et les services de police ont également dénoncé l’illégalité de ces rassemblements – pour la plupart non autorisés – et ont justifié le recours à une intervention musclée, annonçant par ailleurs la fermeture de centaines de comptes sur les réseaux sociaux pour prétendue « désinformation ».

De son côté, l’opposition qualifie ces développements de véritable coup d’État, tant politique que judiciaire. Le président du CHP, Özgür Özel, a réagi alors même qu’İmamoğlu était encore en garde à vue. « C’est un coup d’État du 19 mars ! », a-t-il clamé. « Ils veulent s’accrocher au pouvoir, même s’ils ont gagné par les urnes, et planifié un coup d’État contre leur successeur, mais nous les vaincrons, nous ne laisserons pas ce beau pays entre leurs mains », a-t-il encore déclaré, estimant que la manœuvre visait à confisquer l’échéance électorale à venir. Quoi qu’il en soit, le CHP a tenu bon et, lors de la primaire organisée dimanche, a officiellement désigné İmamoğlu comme candidat à la présidence de la République, recueillant environ 15 millions de voix– un chiffre supérieur même à celui obtenu par le CHP lors des dernières élections. Le parti a ainsi affirmé que « même s’il est en prison, c’est notre candidat ». Les autres formations d’opposition ont elles aussi vivement réagi.

De vastes manifestations à travers la Turquie : ampleur et revendications

L’arrestation d’İmamoğlu a provoqué un mouvement de protestation d’une ampleur inédite depuis longtemps. Qualifiées par certain·e·s d’« événements de masse les plus importants depuis plus de dix ans », ces manifestations ont réuni des foules de centaines de milliers de personnes à Istanbul, Ankara, Izmir, Diyarbakır, Adana, Antalya et ailleurs. Mais aussi partout en Europe et ailleurs. Elles ont rassemblé, outre les partis d’opposition, des syndicats, des étudiant·e·s et diverses organisations de la société civile. On a observé que le mot d’ordre n’était plus seulement « libérez İmamoğlu et les fonctionnaires municipaux injustement arrêtés », mais aussi un appel plus général au changement de gouvernement. D’après plusieurs observatrices·eurs, la répression policière musclée et l’hostilité verbale d’Erdoğan auraient contribué à renforcer la détermination des manifestant-e-s. La violence policière se serait intensifiée face à l’unité inédite des différentes composantes de l’opposition. La première semaine, plus de 1100 personnes auraient été interpellées, parmi lesquelles des journalistes, des étudiants et de simples citoyen·ne·s. Cette réponse policière n’a fait qu’exacerber l’exaspération dans la population.

Un autre point marquant de ces manifestations est la résurgence de la question de la paix et de la démocratisation. À Istanbul, divers groupes ont scandé des slogans côte à côte, et les milieux proches du mouvement kurde ont défilé aux côtés de cercles laïcs, une scène peut-être inédite depuis les protestations du parc Gezi. Cette situation ouvre la perspective d’un dépassement de la polarisation sociétale nourrie depuis des années. Les voix clamant « il ne peut y avoir de véritable démocratie sans une solution démocratique à la question kurde » se font davantage entendre, revendiquant une fin des combats armés, un État de droit et un respect des droits fondamentaux. La revendication de la libération d’İmamoğlu illustre l’aspiration à un système judiciaire indépendant et le rejet de l’autoritarisme. Le slogan « un jour viendra, tout changera, l’AKP devra rendre des comptes », souvent entendu dans ces rassemblements, souligne l’exigence de responsabilité et de justice. On peut donc dire que la mobilisation, d’abord suscitée par l’affaire İmamoğlu, s’est rapidement transformée en mouvement de résistance démocratique et de contestation d’un régime jugé autoritaire.

Le soutien du parti DEM : alliance attendue ou surprise ?

Un point notable dans ce mouvement est le soutien déclaré du parti DEM (ex-HDP), qui incarne le mouvement politique kurde. Dès le premier jour, ses dirigeant·e·s ont dénoncé l’incarcération d’İmamoğlu et appelé leurs sympathisant·e·s à descendre dans la rue. Certain·e·s ancien·ne·s co-président·e·s issu·e·s de la mouvance HDP ont même cherché à rendre visite à İmamoğlu en prison. Le 29 mars, lors du grand rassemblement de Maltepe, le parti DEM, le Parti des travailleurs de Turquie (TİP), le Parti du Travail (EMEP) et d’autres formations de gauche et socialistes ont défilé conjointement, offrant l’image d’une large coalition nationale de l’opposition. Le spectacle de drapeaux turcs et de banderoles HDP côte à côte, associé au slogan « tous ensemble, ou personne », a illustré cette unité inédite, longtemps entravée par une opposition mutuelle, attisée par l’État depuis plusieurs décennies.

Erdoğan s’attendait-il à cette configuration ? Il y a lieu d’en douter, car la tactique du « diviser pour mieux régner » qu’il a précédemment employée est mise à mal lorsque l’ensemble des forces d’opposition se regroupent. Son calcul initial aurait pu être de faire planer l’accusation « İmamoğlu a pactisé avec le PKK » pour effrayer l’opposition nationaliste (en particulier le parti İYİ) tout en s’attirant les faveurs de l’électorat kurde via un nouveau « processus de paix ». Or, ce plan ne s’est pas concrétisé : la base de l’İYİ a massivement soutenu İmamoğlu, tandis que le mouvement kurde, malgré les concessions limitées du gouvernement, est resté fidèle à la coalition de l’opposition. Le fait que les Kurdes affirment nettement leur solidarité à l’égard d’İmamoğlu constitue une nouveauté dans la vie politique turque. Le parti DEM déclare ouvertement son engagement en faveur d’une unité de toutes les forces progressistes pour contrer un régime de plus en plus autoritaire. Dans le passé, il avait tenté une médiation avec l’AKP lors du « processus de paix » ; désormais, il se montre plus réservé à l’égard des initiatives de l’exécutif. Ainsi, lorsque Öcalan a été autorisé à rencontrer ses avocats pour la première fois depuis des années, et que certains proches du gouvernement avançaient la possibilité d’un PKK prêt à rendre les armes, l’opposition s’est alarmée d’une manœuvre destinée à séduire l’électorat kurde. Mais les récents développements ont souligné la méfiance persistante du HDP à l’égard d’Erdoğan et son choix clair de rallier les forces démocratiques de l’opposition. De fait, Erdoğan a échoué à constituer la coalition qu’il espérait ; la coalition de l’opposition s’en est trouvée renforcée.

En 2015, lorsque le processus de paix avec les Kurdes a pris fin, Erdoğan s’est radicalisé en recourant à une politique sécuritaire et a ainsi récupéré des voix nationalistes. En 2025, il tente l’approche inverse, espérant conquérir l’électorat kurde via un nouveau « processus de paix ». Mais l’emprisonnement d’un élu soutenu par le parti DEM sape en grande partie la crédibilité de cette manœuvre. Cette stratégie contradictoire explique le désaveu du parti DEM, qui n’a pas succombé à la tentative de séduction de l’AKP mais s’est solidarisé avec l’opposition, renforçant cette dernière.

De multiples observatrices·eurs intérieur·e·s et extérieur·e·s considèrent l’incarcération d’İmamoğlu comme une « spoliation » et le signe que l’administration Erdoğan intensifie encore la répression de l’opposition. Les réactions de l’Union européenne et des États-Unis vont dans le même sens : elles qualifient l’affaire d’acte de vengeance politique, dénonçant un gouvernement turc s’éloignant radicalement des normes démocratiques internationales.

Depuis déjà quelques années, certain·e·s évoquaient un climat rappelant les années 1990, époque sombre marquée par une violence politique omniprésente. Le parallèle avec le passé est certes pertinent, mais la situation présente recèle des différences notables : si l’État adopte à nouveau des méthodes autoritaires et répressives, cette fois, la quasi-totalité des composantes de l’opposition se sentent visées et se soudent. Cette évolution pourrait aussi influer sur la politique étrangère : dans la mesure où Erdoğan se retrouve acculé, il pourrait se montrer plus agressif sur le plan international, notamment en intensifiant ses opérations en Syrie ou en Irak. Il n’est pas anodin de noter que les médias proches du pouvoir tentent d’expliquer la contestation par l’action de « forces extérieures » et de la « presse occidentale ». Ils recourent ainsi à un discours complotiste pour légitimer la répression.

D’aucun·e·s considèrent également que l’emprisonnement d’İmamoğlu traduit la fragilité du régime. En effet, la crise économique, le chômage des jeunes à des niveaux record et les difficultés liées à la reconstruction des zones sinistrées par les séismes ont considérablement affaibli la popularité d’Erdoğan. Dans un tel contexte, le choix de la répression apparaît comme un réflexe visant à conserver le pouvoir par la peur. Néanmoins, il se peut que cette stratégie ait ses limites et se retourne contre lui.

Certains médias décrivent la situation comme un « second Gezi », voire plus massif encore que le mouvement du parc Gezi. La différence, cette fois, est que l’opposition semble plus structurée et dispose d’un objectif politique plus clairement défini. En 2013, la mobilisation était un soulèvement spontané, dépourvu de leadership ; aujourd’hui, elle se cristallise autour d’un leader, İmamoğlu, et vise explicitement sa libération. Ce qui se joue en 2025 s’apparente donc davantage à un mouvement de résistance civile et de lutte démocratique. Sur le plan des relations internationales, certain·e·s craignent que cette crise n’aggrave encore les tensions entre la Turquie et l’Occident. L’incarcération d’İmamoğlu pourrait durcir la position du Conseil de l’Europe, lequel examine déjà d’éventuelles sanctions à l’égard de la Turquie depuis 2023, en raison du maintien en détention d’Osman Kavala et de Selahattin Demirtaş. Des responsables européen·ne·s soulignent que la Turquie s’éloigne de facto de la Convention européenne des droits de l’homme, même si, pour l’instant, les réactions se limitent à l’expression de « préoccupations ».

L’Europe maintient toujours une approche « timorée » en ce qui concerne la défense de la démocratie et des droits fondamentaux. Cette attitude s’explique par les différends qui l’opposent à l’administration Trump (celle-ci considérant les droits démocratiques comme un simple « coût ») et par le rôle stratégique joué par la Turquie dans la gestion des flux migratoires. Du fait de son emplacement géopolitique, l’Europe ne souhaite pas se mettre Ankara à dos ; elle privilégie donc une collaboration pragmatique avec Erdoğan à court terme, plutôt que de s’emparer de la question des droits de millions de citoyen·ne·s turques·cs. Mais si un affaiblissement certain d’Erdoğan devait être constaté et que sa chute paraissait imminente, l’Europe pourrait infléchir brusquement son positionnement. Un tel virage pourrait jeter Erdoğan sur une voie semblable à celle d’un Poutine, progressivement isolé sur la scène internationale.

En définitive, la Turquie se trouve aujourd’hui à la fois dans une incertitude profonde et face à une vague de mobilisation porteuse d’espoir. D’un côté, Erdoğan s’accroche à son pouvoir depuis vingt ans en recourant à la répression et en emprisonnant ses opposant·e·s ; de l’autre, des foules grandissantes surmontent leur peur et réclament des changements démocratiques. L’arrestation d’İmamoğlu est devenue le symbole d’un affrontement sans merci. Si le gouvernement persiste dans sa dérive autoritaire, la tension sociale risque de s’intensifier. Mais l’émergence d’une convergence au sein des diverses forces d’opposition et la persistance des manifestations de rue révèlent qu’un nouveau chapitre de la lutte pour la démocratie est en train de s’écrire. Nombreuses·eux sont celles et ceux qui décrivent la situation comme un moment historique pour la Turquie : soit les forces démocratiques parviendront à l’emporter, soit le pays basculera dans une ère encore plus sombre.

Dans cette période cruciale, la Turquie est à la croisée des chemins, à la recherche de son avenir.

Image : National Election Campaign Banner for PM Recep Tayyip Erdogan – Justice and Development Party – Gaziantep – Turkey

Crédit image : Adam Jones

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