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Tout travail mérite-t-il salaire?

Parler du travail domestique revient trop souvent à s’exposer à des problèmes qui ne devraient pas en être et à poser des questions qui n’en sont pas. Partons d’un article de Christine Delphy, sociologue au CNRS, qui devrait fixer les idées que je vais discuter ici, et permettre d’envisager quelques propositions politiques.

Delphy écrit dans l’Ennemi principal que le travail domestique «en tant que tâche, n’est ni plus ni moins intéressant ou abrutissant que d’autres tâches», dès lors nous devrions «être en mesure de poser la bonne question: pour qui les femmes font-elles ce travail, dans quels rapports de production est-il effectué?». Pour bien comprendre ce qui se passe avec le travail domestique, il faut en effet évacuer toute question liée à la «nature» des tâches accomplies et revenir au problème du type de travail qui est effectué, le travail étant la tâche concrète et le rapport de production dans lequel elle est effectuée.
La description la plus concise de ce travail est qu’il est «fait gratuitement pour quelqu’un d’autre». Dès lors, ce n’est plus tellement son caractère domestique ou non qui importe en tout premier lieu, mais une structure sociale qui produit un type de travail qui n’est pas rémunéré et qui est toujours accompli par les mêmes personnes, à savoir les femmes. Si, au lieu de ménage et de cuisine, il s’agissait de fabrication de vêtements ou de ramonage des cheminées, le problème ne changerait donc pas fondamentalement. Ce sont des activités indispensables à tous, mais déléguées à certains. Dans ces derniers exemples, cette délégation s’accompagne d’un salaire, alors que dans le cas du travail domestique, ce n’est généralement pas le cas.

Un problème d’abord économique

Le problème fondamental doit donc d’abord être posé au niveau économique. Dans une situation typique de couple, une femme effectue les tâches domestiques pour son compte propre et pour le compte d’un homme, lui épargnant ainsi soit le temps qu’il aurait dû, dans le cas contraire, consacrer à ces mêmes tâches, ou l’argent qu’il aurait dépensé pour qu’elles soient faites par quelqu’un d’autre. Que la femme, dans cet exemple, ait ou n’ait pas une activité rémunérée ne change rien au problème. Le principe fondamental repose sur l’exploitation totale (puisqu’elle n’est pas du tout rémunérée) d’une force de travail.

Dès lors se présentent deux situations différentes, conduisant elles-mêmes à deux propositions politiques. La première revient à salarier ce travail, soit au sein du couple ou de la famille, soit en dehors. Ce que produit le travail domestique n’est pas un objet tangible, mais du temps disponible pour la personne qui n’a pas à le faire. Dès lors, le niveau de sa rémunération devrait coïncider avec le salaire de «l’employeur», à savoir le niveau de sa rémunération propre pour le temps occupé aux tâches domestiques. En clair, un médecin employant une femme de ménage durant deux heures chaque semaine devrait la payer au salaire horaire d’un médecin, puisque cela correspond exactement à la valeur de ce travail domestique. Toute rémunération inférieure signifie, à des degrés plus ou moins élevés, qu’il y a exploitation.

La seconde proposition consiste à «démarchandiser» le travail domestique, non pas en le couvrant d’un voile pudique de gratuité, mais en le collectivisant au sein de la communauté que représente le couple, la famille, ou n’importe quel autre groupe. Concrètement, cela signifie qu’il doit être également partagé. Le principe ici est que chaque heure de travail domestique gagnée grâce au travail de quelqu’un d’autre doit lui être rendue, à équivalence de la durée (et non de la valeur, car ce système correspondrait alors à la première solution). Pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, l’heure de repassage du médecin vaut alors la même chose que l’heure de cuisine de sa compagne institutrice, même si le manque à gagner n’est pas identique. À partir du moment où le travail domestique ne peut pas être partagé en parfaite égalité, toute idée de gratuité est fallacieuse et repose, in fine, sur l’exploitation d’une personne par l’autre.

L’inégalité entre en scène

La gratuité du travail domestique ne peut se faire et se penser que moyennant une transformation assez profonde des discours et des pratiques liés à la fois au travail en général, au travail domestique en particulier et aux relations entre hommes et femmes. C’est pourquoi la question du travail domestique n’est qu’un élément d’un problème politique beaucoup plus général, ou plutôt de deux problèmes liés entre eux: l’inégalité des genres et le capitalisme. Ce dernier engendre une division toujours plus poussée du travail, une spécialisation croissante et une emprise du travail salarié sur tous les domaines de l’existence. C’est lui qui constitue les tâches domestiques comme rapports de travail, les insère dans le processus plus général de production et de reproduction de la force de travail, sans pour autant leur reconnaître véritablement ce statut. Ce n’est qu’en faisant intervenir la question de l’inégalité que l’on peut comprendre pourquoi ce travail n’est pas reconnu comme tel. Parce qu’il est réalisé par des femmes, qu’il est spontanément associé à la féminité, dans une relation de couple, le travail domestique n’est pas reconnu comme tel et est ramené à une sorte de bénévolat librement consenti. La situation de sujétion symbolique et matérielle des femmes accomplit ce miracle de les intégrer dans le fonctionnement de l’économie capitaliste (elles permettent le travail des hommes) tout en prétendant ne pas le faire en les rejetant dans la «sphère privée». De là les deux propositions faites: soit les intégrer réellement dans le salariat domestique, soit sortir le travail domestique de la sphère marchande, ce qui suppose qu’il soit radicalement égalitaire, proposition qui fait nécessairement signe vers une généralisation de l’égalité des genres à tous les domaines de l’existence.

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