André Mach •
Depuis une vingtaine d’années, les pressions croissantes de la bourse sur les entreprises impliquent régulièrement restructurations, licenciements ou baisses de salaires. Cette logique financière, sous l’impulsion des investisseurs institutionnels, est devenue décisive dans la stratégie des entreprises. Ce changement structurel se traduit par la progression des revenus des actionnaires et des rémunérations des directions d’entreprises au détriment des places de travail, des salaires des employés et du développement économique à long terme. La Suisse n’a pas été épargnée par ces logiques au cours des dernières années.
Paradoxalement, les caisses de pension de notre deuxième pilier sont devenues dans ce contexte des acteurs importants du marché boursier en raison de leurs placements en actions. Toutefois, leur rôle reste encore trop modeste et les investissements durables, incluant des critères écologiques et sociaux, ne sont pas suffisamment développés.
Ciba Spécialités chimiques vient d’annoncer la suppression d’un sixième de ses emplois (2’500 sur un total de 15’000, dont 2’700 en Suisse), parallèlement le cours de son action progresse de 10%. Combien de fois, n’a-t-on pas été choqué par ce type de logique, révélatrice de ce que certains économistes ont qualifié de «capitalisme actionnarial» ou financier. Cette nouvelle ère du capitalisme résulte de la transformation des rapports de pouvoir au sein des entreprises, dans lesquelles les critères de rentabilité financière sont devenus les principes de gestion dominants. L’objectif vise à maximiser la shareholder value (valeur actionnariale) des entreprises, à travers la progression du cours des actions et l’augmentation des versements de dividendes.
Le pouvoir croissant de la finance dans la gestion des entreprises remonte au début des années 1980 aux États-Unis, avec l’affirmation croissante des investisseurs institutionnels (fonds d’investissements, fonds de pension, assurances, banques d’investissement) exigeant une meilleure rémunération des capitaux investis. Réduction des coûts, fusions et restructurations sont devenus les leitmotivs des stratégies des entreprises en vue de satisfaire prioritairement les intérêts des actionnaires, au détriment de la rémunération des employés et du développement à long terme de l’entreprise (investissements et recherche et développement). De plus, avec la libéralisation internationale des marchés financiers, cette prédominance de la finance s’est répandue sur l’ensemble de la planète. Il est ainsi devenu de plus en plus difficile pour les Etats d’agir individuellement sans subir la sanction par les marchés.
Des dirigeants actionnaires
En intensifiant la pression des marchés boursiers sur la gestion des entreprises et sur leurs dirigeants, l’avènement des investisseurs institutionnels a souvent été perçu comme un renversement des rapports de pouvoir entre les dirigeants des entreprises et leurs propriétaires (les actionnaires), en faveur de ces derniers. S’il est incontestable que les pressions des marchés financiers se sont accentuées ces vingt dernières années, les dirigeants des entreprises sont loin d’avoir subi passivement ces changements; ils ont au contraire contribué activement à cette évolution et se sont de plus en plus alignés sur les exigences de rentabilité des marchés financiers. Grassement rémunérés sous la forme de stock options, les dirigeants des grandes entreprises sont de plus en plus devenus des actionnnaires, ce qui les incite à agir dans leurs intérêts.
Au cours des années 1990, la Suisse est aussi entré de pleins pieds à l’ère du capitalisme financier. L’exemple du financier Martin Ebner, dans un premier temps fortement contesté par l’establishment managérial traditionnel, a largement contaminé la majorité des élites économiques. La mission des dirigeants d’entreprise consiste à satisfaire au mieux les pressions de maximisation de la valeur actionnariale. Les exemples de l’entreprise SAPAL ou encore de la Boillat (voir p. 7) montrent à quel point ce type de logique financière, appliquée par des dirigeants formés en finance, peut aboutir sur des aberrations économiques et mettre en cause des entreprises tout à fait viables sur le plan économique.
En outre, même si la primauté des critères financiers concerne avant tout les grandes entreprises cotées en bourse, elle se répercute également sur l’ensemble de l’économie, notamment les PME, qui entretiennent des relations de sous-traitance avec de grandes entreprises ou qui dépendent des crédits des banques, de plus en plus restrictives dans ce secteur d’activités, jugées insuffisamment rentables.
Publié dans Pages de gauche n° 48 (septembre 2006).
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